Entre « initiative privée » et activité officielle : Ernest Chantre (1843-1924) au muséum d'histoire naturelle de Lyon
Between “Private Initiative" and Official Activity: Ernest Chantre (1843–1924) at the Lyon Natural History Museum
- Adrien Frénéat
Ernest Chantre (1843-1924) est connu comme l’auteur de l’ouvrage magistral Âge du bronze : recherches sur l'origine de la métallurgie en France, publié entre 1875 et 1876. En 1877, il est nommé sous-directeur du muséum d’histoire naturelle de Lyon dans lequel il sera actif pendant près de quarante ans. En parallèle, Chantre poursuit ses recherches personnelles en archéologie et anthropologie. Les limites entre les deux cadres de ses activités sont ici interrogées. Les collaborations qu’il développe favorisent le muséum et ses propres projets. Ses missions scientifiques à l’étranger permettent d’enrichir les collections de l’institution. Les relations entre Chantre et le muséum de Lyon appellent de nouvelles discussions et les biais historiographiques doivent être reconsidérés. Mots clés : Histoire de l’archéologie – histoire de l’anthropologie – Ernest Chantre – Louis Lortet – Gabriel de Mortillet – Lyon – muséum – collection – réseaux Ernest Chantre (1843-1924) is known as the author of the monumental work Âge du bronze : recherches sur l'origine de la métallurgie en France, published between 1875 and 1876. In 1877, he was appointed Deputy Director of the Muséum d’histoire naturelle de Lyon, where he remained for almost forty years. At the same time, Chantre continued his personal archaeology and anthropology researches. The limits between the two contexts of his work are explored. The collaborations he developed favoured the Museum and his own projects. His scientific missions abroad increased the Museum's collections. The relationship between Chantre and the Muséum of Lyon calls for further discussions, and historiographical biases should be reconsidered. Keywords: History of archaeology – history of anthropology – Ernest Chantre – Louis Lortet – Gabriel de Mortillet – Lyon – museum – collection – scholarly networks |
Ernest Chantre, sous-directeur du muséum de Lyon
Collaborations et archéologie au musée
La galerie d'anthropologie du muséum de Lyon : une initiative personnelle ?
Texte intégral 1
« Nous avons dû réorganiser écoles, bibliothèques, Musées, etc, etc. Ce dernier travail, auquel je me suis consacré à Lyon, commence à toucher à sa fin ; nous sommes arrivés à montrer que tout n'était pas à Paris en sciences, et le Muséum de Lyon a pris le premier rang dans les Muséums de France. Je pense à des échanges. » 2 Ernest Chantre (1843-1924) rapporte ainsi les efforts lyonnais de l'après 1870 à son ami et confrère suédois, le protohistorien Oscar Montelius (1843-1921). Depuis la fin des années 1860, Chantre fréquente le laboratoire du muséum de Lyon 3. Après la guerre, il assiste Louis Lortet (1836-1909), directeur du muséum d'histoire naturelle de Lyon, pour la réfection du muséum situé au palais Saint-Pierre, actuel Palais des Arts sur la place des Terreaux (David, 1997, 2017). Lortet, qui est aussi professeur à la Faculté de médecine, fait des éloges officiels à son ami et collaborateur qui « consacre tout son temps et toute sa science à la réorganisation du Muséum » (Lortet, 1872). Par son courrier à Montelius, Chantre explique que le muséum de Lyon acquiert de nouvelles collections et que l'ambition de l’institution dépasse le cadre habituellement dévolu aux établissements régionaux. Dans ce contexte de relative autonomisation culturelle des provinces (Chaline, 2002), le muséum profite de plusieurs dons et collaborations ainsi que du concours de la ville (Lortet, 1906). Le fonds d’archives du musée des Confluences conserve une partie des archives de l’ancien muséum d'histoire naturelle de Lyon. Elles permettent de retracer le parcours scientifique d’Ernest Chantre à l’intérieur et à l’extérieur de l’institution. Plusieurs perspectives de recherches sur les liens entre Chantre et le muséum sont ici présentées, et ce, à différentes échelles. Nous évoquerons certaines pratiques savantes spécifiques aux lieux de conservation et d’exposition comme la collecte et le classement des collections. Nous étudierons les rapports entre son activité savante personnelle et sa contribution au muséum de Lyon : la quasi-absence du soutien explicite du muséum dans ses publications les plus connues doit être interrogée. Les archives montrent que ce cadre professionnel apparaît plutôt comme une contrainte : les responsabilités l’empêchent de s’absenter, ses missions scientifiques impliquent une demande de congés, son supérieur hiérarchique dispose d’une autorité officielle sur lui 4. Pourtant, la situation financière d’Ernest Chantre ne l’oblige pas à se consacrer à un emploi salarié. La contribution du muséum à ses opportunités scientifiques reste donc à préciser : c’est l’objet principal de cet article. Nous verrons enfin que certaines difficultés historiographiques ressortent de cette étude et qu’il ne faut pas négliger les biais interprétatifs vis-à-vis de la documentation des travaux de Chantre au muséum de Lyon. Ernest Chantre, sous-directeur du muséum de Lyon Ernest Chantre est une figure majeure de l'archéologie protohistorique. Selon un programme éditorial ambitieux, il produit une œuvre unique en son genre : les Études paléoethnologiques dans le bassin du Rhône. La deuxième partie de ces Études porte sur l’Âge du bronze, recherches sur l’origine de la métallurgie en France (Chantre, 1875-1876). Dix ans plus tard, il édite ses Recherches anthropologiques dans le Caucase en quatre tomes, tout aussi monumentales (Chantre, 1885-1887). Ces publications sont le résultat d’une activité internationale intense : il est l’une des chevilles ouvrières des Congrès internationaux d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques. Chantre établit également des relations dans les principaux pays d’Europe, ainsi qu’en Orient et en Afrique du Nord. Sollicitant le ministère de l’Instruction publique, il obtient neuf missions archéologiques et anthropologiques 5. À l’échelle locale, Chantre participe aux congrès et réunions des sociétés savantes de Lyon et devient un membre très actif de l'Association française pour l'avancement des sciences (AFAS) (Fig. 1) (Gispert, 2002). En 1873, il est nommé attaché au muséum de Lyon, participe à la fondation de la Société de géographie de Lyon et organise le congrès de la section d’anthropologie de l'AFAS à Lyon. Chantre est aussi actif dans d’autres sociétés locales comme l’Association lyonnaise des amis des sciences naturelles qui assiste le muséum dans ses activités. En 1874, un laboratoire d'anthropologie est fondé au muséum et Chantre débute ses conférences de géologie et d'anthropologie en s’appuyant sur les collections (David, 2017).
Chantre est nommé sous-directeur du muséum en 1877 7. À son initiative et celle d’autres savants lyonnais, la Société d'anthropologie de Lyon – dont il devient le secrétaire général – est fondée le 10 février 1881. Ses enseignements d'anthropologie sont dispensés à la Faculté des Sciences puis à celle des Lettres : l'anthropologie est alors difficile à classer dans un cadre disciplinaire unique (Fig. 2). On sait néanmoins que Chantre « ratisse large », des origines géologiques de l'homme à l'étude physique et culturelle des peuples extra-européens. En 1901, l’enseignement de Chantre devient obligatoire pour les étudiants en géologie à Lyon. Chantre se retire ensuite du muséum et le cours est repris par Lucien Mayet (1874-1949) en 1908 (Chantre, 1909 : 109-115).
C'est donc sur le temps long – près de quarante ans – qu’Ernest Chantre est actif au muséum d'histoire naturelle de Lyon. Il l’est parallèlement à ses nombreuses activités qui ont en commun les pratiques de collecte (Frénéat, 2021). Dans ce cadre personnel, il tire profit de ses missions officielles, de ses excursions archéologiques et de son réseau scientifique international pour promouvoir l'institution à laquelle il appartient. Les limites entre amateur et professionnel sont floues dans de nombreux cas au XIXe siècle. Pour aller plus loin, la façon dont ces catégories sont perçues par les contemporains de Chantre renouvelle la perception de ses travaux scientifiques. Ses confrères évoquent l’« initiative privée » ou l’« œuvre d'un simple particulier » lorsqu’ils présentent ses principaux ouvrages (Cartailhac, 1879 : 283 ; De Mortillet, 1877 : 497). Les conférences municipales qu’il mène au sein de la galerie d'anthropologie relèvent également pour eux de l'initiative privée (Topinard, 1879 : 375). Ce paradoxe a été relevé par Nathalie Richard qui insiste sur le biais de l’attribution de la catégorie moderne d’« amateur » en prenant, entre autres, Chantre comme exemple (Richard, 2002 : 181 ; Bodet & Mathieu, 2014 : 346). Ces biais remettent en cause l'usage abusif des outils historiographiques trop généraux et légitime l'approche biographique et microhistorique (Kaeser, 2003). Collaborations et archéologie au musée Avant d’être actif au muséum, Chantre développe déjà un vaste réseau de sociabilité scientifique en France et à l'étranger. Gabriel de Mortillet (1821-1898), attaché au musée des Antiquités nationales à Saint-Germain-en-Laye, est un véritable maître pour lui (Frénéat & Wirth 2024). Mortillet est l’un des principaux moteurs de la Préhistoire au XIXe siècle et promeut, comme Chantre, l’évolutionnisme et l’internationalisme. Au musée de Saint-Germain, Gabriel de Mortillet classe et ordonne les collections préhistoriques (Schwab, 2021 : 84). Certaines de ses lettres adressées à Chantre sont de véritables leçons d’archéologie au musée : « Cher Monsieur, Votre lettre est arrivée bien à propos. J'allais me mettre à classer et arranger vos trouvailles de Paladru 8. Du moment où vous nous arrivez vers la fin du mois votre mémoire en main, je m'arrête et vous attends, afin de faire de la meilleure besogne 9. Nous arrangerons le tout ensemble. Pendant les tristes événements de Paris 10, j'ai placé dans la salle du bronze notre série du Bourget. Elle fait le meilleur effet. Il y en a certainement de bien plus riches, mais le classement et l'ordre donnent à notre série un rien d'importance que peut-être les autres n'ont pas. Nous avons fait, ou plutôt nous faisons, compléter toutes les poteries dont nous possédons le profil complet. Cela donne une physionomie toute nouvelle à la céramique lacustre. C'est la seule manière de bien la connaître. » 11 La mise en ordre des collections est un temps fort de cette manipulation : elle doit illustrer pour Gabriel de Mortillet ses propres théories archéologiques (Olivier, 1998 : 192). Et du fait des connaissances de première main de l’inventeur, la disposition des collections revêt un caractère pleinement collectif. D’après la correspondance entre Chantre et Mortillet, l'organisation des collections préhistoriques au muséum de Lyon est pensée à partir de ce modèle. Le Lyonnais adopte une présentation chronologique, du bas vers le haut, selon la logique géologique. Il fait afficher le Tableau archéologique de la Gaule, synthèse visuelle du système chronologique diffusée par Mortillet (Mortillet, 1875) 12. Grâce à ces échanges, Chantre acquiert des compétences qu’il doit être le seul à posséder au muséum de Lyon. Les conseils de Mortillet et les choix muséaux présentés pendant les Congrès internationaux d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques influencent la présentation des collections placées sous la responsabilité de Chantre. Chantre met également à profit son réseau international pour enrichir les collections du muséum de Lyon. Au retour du Congrès d'anthropologie et d'archéologie préhistoriques de Bologne, en 1871, il écrit à Montelius, alors chargé de mettre en ordre les collections du musée des Antiquités nationales de Stockholm 13. Cette lettre permet de cibler deux pratiques : elle documente, d’une part, la démarche effective de Chantre pour compléter son Âge du bronze (Chantre, 1875-1876) et, d’autre part, les procédés d’échanges de collections avec d’autres musées. Chantre traite dans un premier temps des questions archéologiques : « J'ai adressé, il y a quelques jours, une partie des dessins de mes bronzes à Mr Hildebrandt (sic) en le priant de vous les communiquer lorsqu’il les aura étudiés. Comme vous êtes les deux hommes de bronze sur lesquels la science doit surtout compter, en Scandinavie, je serai très heureux si nous pouvions échanger et discuter ces questions entre nous trois. » 14 Comme il le souhaite, Chantre entretient par la suite des contacts suivis avec Hans Hildebrand (1842-1908) et Oscar Montelius. Le Congrès de Stockholm en 1874 est un temps fort de ces relations. Dans cette même lettre, après sa signature et dans une sorte de post-scriptum, il évoque les besoins du muséum de Lyon et les échanges possibles : « Si parmi vos amis il y a des naturalistes qui veuillent faire des échanges avec notre muséum, nous serons enchantés d'entrer en relations. Le Dr Lortet, le directeur, désire en ce moment particulièrement des Échinides des mers du Nord, nous pourrions donner des espèces de la Méditerranée et d'Amérique. Avec vous nous pourrons échanger aussi du préhistorique. » Ce deuxième extrait montre la manière dont Chantre poursuit, en parallèle, ses propres intérêts et ceux du muséum de Lyon. Il s’appuie ainsi sur son réseau pour obtenir des échanges et des acquisitions pour l’institution. Il propose des spécimens zoologiques et souhaite échanger, pour le muséum, du mobilier préhistorique auquel il accorde une attention spécifique pour ses propres recherches. Dans ce cas précis, ses intérêts personnels sont sur le même plan que ceux de son institution : il ne favorise pas les demandes de mobiliers archéologiques par rapport aux autres acquisitions. D’autres exemples montrent que Chantre est directement impliqué dans les échanges de spécimens géologiques ou d’objets archéologiques. De façon indirecte, ces échanges lui profitent aussi : ils participent à la construction et à la pérennisation des sociabilités savantes. Dresser un inventaire exhaustif des collections Chantre conservées au muséum nécessite un travail de mise en relation des archives dispersées et la création d'un groupe de travail spécifique (Bodet & Mathieu, 2014). Plusieurs travaux ont montré la dispersion de la collection archéologique de Chantre (Lorre, 1998, 2008 ; Bodet, 2008, 2020a, 2020b). Cet éclatement découle des procédures institutionnelles du ministère de l'Instruction publique mais aussi des choix stratégiques et scientifiques de Chantre. La constitution des collections relève donc à la fois des volontés individuelles et des contraintes officielles. Une simple recherche dans la base de données du musée des Confluences – qui ne peut être exhaustive – montre l'abondance et la diversité des collections attribuées à Chantre. On recense environ 2200 objets archéologiques et égyptologiques, 400 objets anthropologiques, 160 crânes humains, 250 oiseaux, de nombreux poissons (160), échantillons pétrologiques (100), reptiles (70), invertébrés (60), mammifères (50) et amphibiens (16) etc. 15 Une partie des collections du muséum est tributaire des choix de collecte de Chantre et de son épouse, Bellonie Chantre (1866-1952). Un exemple précis permettra de comprendre plus avant ces pratiques. En 1890, le couple est chargé par le ministère de l'Instruction publique d'une mission gratuite (sans subvention) en Arménie russe. La mission vise à poursuivre leurs « études ethnologiques et anthropométriques » 16. Le couple est prié d’expédier au ministère tous les « documents (…) de nature à intéresser [s]on département » grâce à des « cartes-adresses destinées à être apposées sur des caisses ». Le couple choisit donc, dans une mesure qui reste à définir, ce que le ministère doit recevoir. Dans son rapport écrit, Chantre classe dans des catégories distinctes le produit de leurs recherches : anthropologie, archéologie, géologie et minéralogie, botanique, zoologie et « itinéraire » (Chantre, 1892). Le caractère généraliste de la mission dépasse ici la demande du gouvernement. Il est probable que ce cadre peu contraignant – ainsi que la gratuité de la mission – permettent au couple Chantre de collecter pour leur propre compte. Ils font don au muséum de Lyon d’une partie indéterminée des spécimens et objets collectés, ce que Lortet indique au maire de la ville : « (…) [les] collections qui viennent compléter celles qu'il a déjà données au Muséum en 1881 et antérieurement, [qui] se composent de 325 spécimens zoologiques, de 210 échantillons de géologie, paléontologie et minéralogie et de 350 objets anthropologiques. Il rapporte de plus un herbier assez considérable qu'il se propose d'envoyer au conservateur de botanique du parc. » 17 La frontière entre initiative privée et cadre institutionnel est perméable ici. De plus, Louis Lortet sollicite Antoine Gailleton (1829-1904), maire de Lyon, pour qu'Ernest Chantre obtienne une « allocation de deux mille francs pour le remboursement approximatif de ces dépenses » 18 que sont l'acquisition des objets et leur envoi au muséum. Ernest Chantre rédige en fait lui-même un modèle de cette lettre que Lortet ne modifie pas 19. Dans le cas où la mission est subventionnée par le ministère, la redistribution des collections incombe à celui-ci. Le produit de la collecte est ainsi réparti dans les musées publics et l’institution du missionné est généralement favorisée par rapport aux autres lieux de dépôt. Les missions scientifiques des acteurs du muséum de Lyon enrichissent évidemment ses collections, y compris quand la demande est sans liens explicites avec l’institution. Des rapports plus difficiles à établir existent entre missions scientifiques officielles et activité au muséum. La première mission accordée à Chantre par le ministère de l’Instruction publique est en collaboration avec Lortet. La mission, gratuite et arrêtée en 1873, a lieu en Grèce et en Syrie. Chantre demande une mission archéologique dans les Alpes l’année suivante qui lui est refusée. En 1879, le ministère lui accorde une mission en Russie. Chantre bénéficie alors d’une lettre de recommandation de Lortet 20. Manifestement, son supérieur hiérarchique est, dans un premier temps, un appui important pour l’obtention de missions qui profitent à la fois au muséum et à Chantre. Dans les archives des missions scientifiques, la fonction de sous-directeur de Chantre est mentionnée par Lortet dès 1873 21, bien qu’il ne soit encore qu’attaché : Lortet soutient et légitime concrètement les demandes de missions de son sous-directeur. La galerie d'anthropologie du muséum de Lyon : une initiative personnelle ? La création de la galerie d'anthropologie, inaugurée le 2 février 1879, est l’un des faits marquants de la relation entre les intérêts d’Ernest Chantre et ceux du muséum. Chantre rédige un compte rendu de son inauguration pour la Société d'anthropologie de Paris (Chantre, 1879) et l’évènement est aussi rapporté dans le Courrier de Lyon (Du Mazet, 1879) 22. L'inauguration a lieu dans un amphithéâtre de la Faculté des Sciences en présence du préfet et de la plupart des professeurs de la Faculté dont le doyen Guillaume-Alfred Heinrich (1827-1887) (Topinard, 1879). Les invités les plus attendus sont Carl Vogt (1817-1895), célèbre naturaliste suisse, et Paul Broca (1824-1880), considéré comme le père de l'anthropologie (Blanckaert, 2009). Louis Lortet prononce un discours en tant que directeur du muséum. Dans la description détaillée qu’il fait des collections, le nom du sous-directeur revient fréquemment. Il évoque également la collaboration de l'abbé Ducrost (1833-1889) pour les découvertes de Solutré ou celle d’Émile Guimet (1836-1918) pour les collections extra-européennes. Lortet rappelle les dons de Chantre : objets préhistoriques du Danemark et mobilier de l'âge du Bronze provenant de sa propre collection. Il mentionne également la sépulture de Peyre-Haute et la collection de crânes locaux dans le soubassement des vitrines. Le discours de Paul Broca, retranscrit dans le Courrier de Lyon, témoigne de l’initiative précoce des Lyonnais : « On ne compte aujourd'hui que deux villes, en France, possédant un musée d'anthropologie. Lyon est l'une d'elles et il en devait être ainsi, car personne mieux que MM. Lortet et Chantre ne pouvait tenter pareille organisation. » (Du Mazet, 1879) Broca appelle aussi de ses vœux la création d'un cours d'anthropologie à l'université de Lyon, ce qui aura lieu en 1881. L’ouverture de la galerie d’anthropologie est rapportée à Paris ; Gabriel de Mortillet approuve aussi l’initiative : « Broca a rendu compte de l'inauguration de votre musée, hier à la Société d'anthropologie. Lundi pendant votre cérémonie, j'en parlais à mon cours. J’annonçais le succès d'avance. Vous aviez tout si bien organisé qu'il n'était pas douteux. Je ne regrettais qu'une chose c'est de ne pas être des vôtres. » 23 Ernest Chantre reprend le discours de Broca dans le Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, dans lequel il présente la galerie (Chantre, 1879). Il décrit les collections exposées et mentionne une collection de cheveux, ainsi que des « spécimens d'écriture » de cent-cinquante langues et des cartes linguistiques (Ibid.). La galerie expose aussi d’autres documents : photographies, cartes, estampes. Elle est à la fois un lieu d’exposition, d'enseignement théorique et pratique, et de démonstration scientifique (Fig. 3). Chantre dispose ainsi d’un lieu réservé à ses études archéologiques et anthropologiques au muséum de Lyon. Cette opportunité le place dans d’excellentes dispositions pratiques pour ses recherches. Il peut classer les collections, établir des comparaisons, donner ses conférences. À la fin des années 1870, il est l’un des seuls préhistoriens en dehors de Paris à pouvoir bénéficier d’un tel espace de travail. Ce « lieu de savoirs » (Jacob, 2007) favorise ses études et invite en outre d’autres Lyonnais à s’y intéresser. Il pourra ainsi y développer son réseau et encourager des étudiants à se tourner vers l’archéologie préhistorique et l’anthropologie à Lyon.
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La part active qu'il prend à la réfection du muséum, les dons nombreux qu'il fait à celui-ci et les relations qu'il crée avec d’autres musées européens démontrent qu’Ernest Chantre est un personnage de premier plan au muséum d’histoire naturelle de Lyon. Il poursuit parallèlement ses propres objectifs scientifiques qui s’accordent en partie avec les besoins de l’institution. En contrepartie, le muséum de Lyon a rendu possibles certaines de ses activités, souvent de façon très concrète. Dans les faits, la fonction officielle de Chantre lui offre une légitimité scientifique vis-à-vis du gouvernement et de ses confrères 25. Ce cadre lui permet aussi de publier sur des supports éditoriaux luxueux et à large diffusion : les Archives du muséum d’Histoire naturelle de Lyon. Il obtient en outre des locaux et un assistant formé pour l’assister dans ses missions, Benoît Marius Motte, dit Donat-Motte (1854-1926), préparateur-naturaliste. Plus de trente ans après l'inauguration de la galerie d’anthropologie, en 1909, Ernest Chantre rédige un article de synthèse sur l'histoire de l'anthropologie à Lyon (Chantre, 1909). Cette note a pu être utilisée dans le cadre de travaux spécifiques sur la collection anthropologique du muséum de Lyon (Buyle-Bodin & Philippe, 1982). Or, elle est publiée l'année suivant sa mise à la retraite par suite d’un grave conflit opposant Chantre à Lortet. Relayée par la presse, cette controverse scientifique aux conséquences sérieuses pour les deux protagonistes du muséum de Lyon, portait initialement sur l’âge d’un crâne découvert en Égypte ; mais d’après les contemporains, le conflit est surtout personnel 26. Le titre de l’article, L'anthropologie à Lyon (1878-1908), marque la direction prise par son auteur (Chantre, 1909). Chantre fixe les bornes chronologiques de l'anthropologie lyonnaise, la faisant débuter par la création de la galerie et finir lors de son départ du muséum 27. Il s'agit donc d'un regard personnel sur sa propre activité et un récit remanié de l'histoire de l’anthropologie à Lyon. Chantre rappelle la création du laboratoire d'anthropologie en 1874 grâce à son expérience auprès des anthropologues parisiens Paul Broca et Armand de Quatrefages (1810-1892). D’après lui, l'AFAS et ses propres dons ont été les principaux recours financiers du projet. Il évite enfin toute mention du conflit avec Lortet, dont le nom n'apparaît pas dans l’article. De la même manière, les hommages rendus à Louis Lortet par Claude Gaillard (1867-1945), le nouveau directeur, omettent totalement le rôle de Chantre dans le muséum (Gaillard, 1912). Chantre termine sa présentation par l'histoire de la fondation de la Société d'anthropologie de Lyon et reprend exactement l'historique de la société parue dans son premier bulletin (Anonyme, 1882). Sur les vingt-deux fondateurs évoqués, Chantre supprime le nom de Louis Lortet et ajoute celui de Bourgeois 28 (Chantre, 1909 : 113-114). En 1910, il se confie dans une lettre à Joseph Déchelette (1862-1914) en affirmant que la société « marche très bien depuis qu'elle est épurée » 29. Après ces épisodes, Chantre a des relations délicates avec le muséum et Claude Gaillard 30. Le dernier acte de Chantre vers le muséum est pourtant un legs très conséquent. Il fait don de nombreux documents dont sa bibliothèque scientifique et sa « correspondance, collection de biographies et portraits de personnages savants ou illustres » 31 (Jocteur-Montrozier, 2008). Le journal des entrées des collections indique leur arrivée au 30 octobre 1925. Nous reproduisons ici cette mention 32:
Ernest Chantre met en archives ses activités savantes en faisant déposer ses papiers au muséum et dans d’autres institutions. Il impose la répartition et la gestion posthume de ses documents scientifiques 33 et sélectionne ainsi les groupes scientifiques auxquels il souhaite se rattacher, en ignorant ceux qui auraient entravé ses recherches. Le flou entretenu entre ses travaux relevant de « l’initiative privée » et ceux de ses activités officielles ne permet que difficilement de replacer Chantre dans l’histoire du muséum de Lyon. À cause du conflit avec Lortet, les rapports exacts entre Chantre et le muséum sont aujourd’hui difficiles à caractériser. L’image que l’on a pu avoir de l’existence scientifique de Chantre est affectée par cette opposition avec le directeur du muséum et le traitement qui a été fait, depuis, de cette affaire. Il conviendrait à l’avenir d’étudier le paradoxe entre la reconnaissance immédiate que Chantre obtient à l’international, notamment pour ses travaux sur l’âge du Bronze, et la réception plus relative de ses recherches à Lyon, malgré son souci de postérité dans cette ville dont témoigne le dépôt au muséum d’une grande partie de ses archives scientifiques. |
Anonyme, 1882. Historique de la société. Bulletin de la Société d'anthropologie de Lyon, 1 : 29-30. Audibert C. & Neyton L. Note sur quelques collections cryptogamiques au musée des Confluences (Lyon). Colligo, 2 (2) : 3-8. https://revue-colligo.fr/index.php?id=30, consulté le 4 mai 2024. Blanckaert C., 2009. De la race à l'évolution. Paul Broca et l'anthropologie française (1850-1900). Paris, L'Harmattan, 616 p. Bodet C., 2008. La collection archéologique du musée des Confluences : une collection représentative des grands sites français : 113-123. In : M. Côté (dir.), Du Muséum au Musée des Confluences, La passion de la collecte : aux origines du musée des Confluences (XVIIe-XIXe siècles). Collection « Du Muséum au Musée des Confluences », 1. Lyon, Musée des Confluences, 182 p. Bodet C., 2020a. Ernest Chantre et la sépulture de Koban (Russie, Ossétie du Nord, culture de Koban, 967-813 BC) : 41-47. In : N. Rouzeau et B. Vigié (dir.), Les collections de protohistoire dans les musées, Actes des journées d'étude, Gap, Hautes-Alpes, 11-12 octobre 2018. Mirebeau-sur-Bèze, Éditions Tautem, 166 p. Bodet C., 2020b. Autour des sources relatives à l'anthropologue et préhistorien lyonnais Ernest Chantre (1843-1924) :42-49. In : N. Rouzeau (dir.), Nécropoles gauloises des Alpes du Sud. Mirebeau-sur-Bèze, Éditions Tautem, 194 p. Bodet C. & Mathieu J., 2014. Autour des sources relatives à l'anthropologue et préhistorien Chantre : un exemple de coopération entre institutions patrimoniales : 335-350. In : B. Daugeron et A. Le Goff (dir.), Penser, Classer, Administrer : pour une histoire croisée des collections scientifiques. Paris, CTHS. (Publications scientifiques du Muséum national d'histoire naturelle), 415 p. Buyle-Bodin Y. & Philippe M., 1982. L'anthropologie lyonnaise et la collection de crânes modernes rhône-alpins du Musée Guimet d'Histoire naturelle de Lyon : historique et généralités. 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Adrien Frénéat |
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