Un hameçon des îles Marshall à Metz, discussion autour d’une attribution

 

A fish hook from the Marshall Islands in Metz, discussion around an attribution

 

  • Nicolas Py

 

 


Résumé / Abstract


L’aire culturelle traditionnellement dénommée ‘‘Micronésie’’ est le parent pauvre de la recherche océanienne en France. Cette circonstance se répercute sur la connaissance des collections muséales. Ainsi les productions matérielles micronésiennes sont les moins bien connues voire reconnues. Le présent article s’attache à illustrer cette situation en une brève discussion sur l’attribution d’un hameçon conservé au musée de la Cour d’Or, Metz.

Mots clés : Micronésie - muséologie - collections - attribution - musée de la Cour d’Or - Metz.

The cultural area commonly called ‘‘Micronesia’’ is the poor relative of Oceanian French research. This lack of research interest has a negative effect on the knowledge of the museum collections. Indeed the Micronesian artifacts are less well known or recognized. This article illustrates this situation by a short discussion about the correct attribution of a fish hook kept in the Metz’ Musée de la Cour d’Or.

Keywords: Micronesia - museology - collections - attribution - Musée de la Cour d’Or - Metz.

 

 


Texte intégral


 

À l’occasion d’une grande exposition d’arts premiers à Bar-le-Duc, au musée Barrois, en 2011, le musée de la Cour d’Or de Metz a prêté plusieurs pièces. Parmi elles, un hameçon, objet essentiel de la vie océanienne. Dans le catalogue (Guibert, 2011 : 68), l’objet est présenté comme appartenant à la Micronésie, îles Ellice c’est-à-dire actuelles Tuvalu. L’attribution pose un premier problème de délimitation des aires culturelles. En effet, les Tuvalu appartiennent culturellement à l’ensemble polynésien. L’imprécision d’attribution pourrait provenir de l’usage du nom colonial, Ellice. Du temps de la domination britannique sur ces îles, elles étaient administrées dans un ensemble dénommé « Gilbert et Ellice ». Il regroupait les Tuvalu avec l’archipel des Gilbert (ou Tungaru), actuelles îles Kiribati, un des trois archipels formant l’État moderne des Kiribati.

La lecture de la fiche de l’objet, enregistré sous le n° 2009.0.6a, fait apparaître une deuxième histoire. L’attribution propose soit une attribution tongienne, soit une attribution marshallaise. La justification de la première provenance remonte à la liste interne du musée, datée du 19 octobre 1840, indiquant : « ligne en usage aux îles des Amis », ancien toponyme pour Tonga. Dès lors, l’historique semble connu : le collecteur est M. Bayet naviguant sur le navire baleinier Le Victoire 1.

À l’instar de ce que narre le roman Moby Dick, l’océan Pacifique est, à partir de la dernière décennie du XVIII<sup>e</sup> siècle et durant tout le XIX<sup>e</sup> siècle, le théâtre d’une chasse intensive à la baleine. Les cétacés fournissent de nombreux matériaux de grande valeur, dont l’huile. Cette activité prédatrice n’est pas réservée aux Anglo-Américains. Au cours de la période 1816-1868, les Français ont pris une part non négligeable dans cette activité maritime (Du Pasquier, 1982). Il n’est donc pas surprenant de retrouver dans l’histoire des collections des traces de cette exploitation. Les îles Tonga ont constitué une zone importante dans la saison de chasse car deux des trois espèces chassées vivent dans les eaux de l’archipel (Lever, 1964 : 20). L’hameçon a pu être obtenu au cours d’une relâche du navire, occasion offerte aux marins de faire du troc avec les natifs de l’archipel (non sans quelques dangers pour ces derniers (Lever, 1964 : 59)).

La seconde attribution rattache cet instrument de pêche aux îles Marshall, dans l’aire micronésienne, et repose sur la typologie de l’objet. Les productions matérielles marshallaises sont plutôt rares dans les collections publiques, notamment en dehors de Paris, comme nous avons pu l’indiquer précédemment (Py, 2021). Ce simple objet, s’il est bien des îles Marshall, apporterait un certain prestige à la collection océanienne, par ailleurs très restreinte, du musée de la Cour d’Or.

Comment trancher la question ?

La description de l’objet est ici essentielle. En effet, la vie insulaire des peuples d’Océanie les a poussés à produire des artefacts propres à chaque île. Évidemment, les échanges permis par l’Océan comme route – et non comme barrière, ce qui est là une vision européocentrée de l’environnement – entraînent des influences et des déplacements d’objets d’une culture insulaire à ses voisines (Hau’ofa, 2013). Mais il n’en demeure pas moins que la forme, le matériau, la manière d’agencer les composants d’un artefact est unique à chaque île ou groupe d’îles. Et comme chaque objet produit répond à un usage précis dans un environnement donné, les objets sont fabriqués ‘‘en série’’, rendant possible la comparaison entre un objet d’attribution incertaine et un autre clairement et indubitablement identifié.


Fig. 1. Hameçon 2009.0.6a de Metz
© Laurianne Kieffer – Musée de La Cour d’Or – Eurométropole de Metz.

Citons la fiche d’inventaire, bon complément à la photo d’illustration :

« L'hameçon est fait de deux fragments de coquillage liés par des fibres végétales. Cette ligature est très serrée et croisée sur la face inférieure de l'objet. Les fils de fibre végétale sont passés dans des crans pratiqués sur les bords du leurre et dans un trou pratiqué à la base du crochet. A l'extrémité opposée au crochet, un autre trou servait sans doute à accrocher l'hameçon à la ligne. La périphérie de ce trou est fragmentaire. Les surfaces sont lisses et brillantes (nacre de la face interne des coquilles). »

Cet hameçon, du fait de sa composition en deux pièces ligaturées, appartient à la catégorie des hameçon à cuillère composée – nous empruntons notre classement et notre vocabulaire technique à José Garanger (1965 : 126). ‘‘Le corps’’, ou plus précisément la hampe, et la pointe sont deux éléments séparés (d’où le classement comme « hameçon à cuillère composée à hampe et pointe distinctes ») bien que taillés dans un matériau commun, la nacre. C’est justement ce composant qui oriente l’attribution. En effet, les hameçons des îles Marshall se caractérisent par la nacre laissée brute sur la partie interne de la hampe (Carlier, 2007 : 90) ce qui rend l’ensemble plus résistant. Cet aspect brut n’existe pas sur les hameçons tongiens, et plus généralement polynésiens, qui sont plus lisses et polis. Nous pouvons nous en faire une idée en comparant les photographies à l’échelle 1:1 présentes dans la somme de Blau et Maaz, Fish Hooks of the Pacific Islands (2012 : 174 et 264).

Trois autres différences apparaissent avec cette comparaison visuelle : l’attache de la ligne, la ligature et la taille de la pointe. Concernant la ligne et son attache, les hameçons composites possèdent un trou en tête de hampe – dans le cas de l’exemplaire de Metz, celui-ci est cassé – par lequel passe la ligne en fibre de coco. Cette ligne en fibre, dans le cas des hameçons tongiens, parcourt la hampe et se raccorde solidement à la pointe. Ce n’est pas le cas des hameçon marshallais, sûrement du fait de la solidité de la hampe. Ensuite, la ligature de la pointe n’est pas la même entre hameçon de Tonga et hameçon des îles Marshall. Dans le premier cas, deux attaches (une en haut et une en bas) lient la pointe à la hampe ; c’est une ligature complexe qui assure le lien entre pointe et hampe dans le cas marshallais. Enfin cette pointe est d’une taille des plus imposantes, ressemblant à une griffe, dans le cas des hameçons des îles Marshall. La pointe est plus incurvée, souvent dans un matériau autre que la nacre (fréquemment de l’écaille de tortue) pour les hameçons tongiens. Une brève consultation des bases de données en ligne de grandes institutions muséales européennes permet de recouper ces indices ; nous signalons l’objet VI 5217 des musées de Berlin, celui du Welt Museum de Vienne référencé 28331 et enfin issu des collections du musée d’ethnologie de Genève, l’objet ETHOC 013302. Deux dernières références, la première tirée du catalogue des collections polynésiennes et micronésiennes des musées royaux de Bruxelles (Forment, 1981 : 192) et la seconde des collections de Nuremberg (Tischner, 1981 : 142, fig. 331) viennent confirmer notre assertion. Ultime preuve par comparaison, mettre en lien le hameçon des collections du musée de la Cour d’Or avec celui, clairement identifié, du muséum d’histoire naturelle de Grenoble. Cette pièce grenobloise provient de la collecte de Louis Arnoux, chirurgien de bord sur le navire Le Rhin.


Fig. 2. Hameçon des îles Marshall issu du fonds Arnoux (MHNGr.ET.1419) © Muséum d’histoire naturelle de Grenoble.

Nous voudrions conclure cette enquête de réattribution en pointant deux derniers éléments. Le premier est la disparition des fibres végétales en bout de hampe, près de la ligature de la pointe. Elles formaient comme un plumeau qui ajoutait à l’effet de leurre du hameçon. En effet, nous avons défini cet hameçon provenant des collections du musée de la Cour d’Or de Metz comme un hameçon à cuillère composée à hampe et pointe distinctes : la hampe en nacre brillait dans l’eau et servait donc de leurre. Nous savons, par le texte de Forment (op. cit.), repris par Carlier (op. cit.) que les natifs des Marshall désignaient cet hameçon sous le nom « gät » et l’utilisaient pour la pêche à la bonite, poisson de la famille du thon. La solidité de l’objet était donc nécessaire pour attraper et sortir de l’eau un animal pesant en moyenne 3 ou 4 kg ! Mais le hameçon dont il est question ici est défectueux. Aucune ligne ne peut être passée dedans car le trou en tête de hampe est cassée.

Ce sera notre second point. Ce défaut est signalé dans les registres du musée sans indication d’accident à cet endroit : tout laisse donc à penser que le hameçon est entré tel quel dans les collections messines. Quel pouvait être son usage dès lors ? Pour répondre à cette question, deux préalables sont nécessaires. D’une part, suite à ses régulières pêches fructueuses, cet hameçon se retrouve comme ‘‘chargé’’ d’une puissance magique 2 ; on peut dire qu’il ‘‘a du pouvoir’’, au sens religieux que relève (prudemment au regard des sources) Jay Dobbin (2011 : 122). Cet hameçon détient donc un grand potentiel d’un point de vue sacré. D’autre part, si nous avons à l’esprit l’importance culturelle et symbolique des objets issus de matériaux marins – pensons aux monnaies « yar » de Yap (Neaoutyine, 2001 : 13) – cet hameçon ne peut pas être abandonné ou jeté avec dédain. Il acquiert alors une autre fonction, tirée de sa valeur d’objet constitué d’éléments provenant de l’océan : une monnaie. Nous étayons notre assertion à l’aide de deux occurrences confirmant un tel usage : l’une apparaît dans l’important ouvrage de Blau et Maaz (op. cit. : 142) et l’autre est présente au musée du Cinquantenaire à Bruxelles (Cauwe, 2017 : 83).

Du fait de la valeur supplémentaire conférée à cet objet du quotidien, nous pensons que cet hameçon est vraiment exceptionnel, vu la rareté des objets marshallais dans les collections publiques, surtout hors de Paris comme nous le rappelions en début du présent article. Il y a donc aussi un grand intérêt à identifier fermement un tel objet. C’est le premier pas pour retracer l’histoire des collections, problématique courante en musée mais qui prend aujourd’hui un angle particulier avec l’importance plus grande accordée aux enjeux (post)coloniaux. Or, pour le présent objet, malgré la faiblesse de l’historique, cette question de l’origine coloniale est présente : l’hypothèse d’une origine tongienne la posait clairement dans le cadre des échanges entre marins européens et natifs océaniens. L’identification marshallaise du hameçon ne la gomme pas, elle rend seulement cette problématique coloniale plus aiguë (avec un historique plus obscur au regard de celui de l’identification tongienne).

La petitesse du corpus marshallais dans les collections publiques françaises s’explique (hors identification méconnue ou erronée) sûrement par la faiblesse des relations entre l’Hexagone et cet archipel du Pacifique Sud. L’épisode « diplomatique » le plus notable, pour la période coloniale, est sans doute l’expédition punitive du Rhin en 1845 sous le commandement du capitaine de vaisseau Auguste Bérard. Celui-ci était attaché à la station française de Nouvelle-Zélande dont la mission principale était d’assurer, y compris par le recours aux armes, les droits des Français présents dans les eaux des antipodes. L’usage des armes visait, bien sûr les insulaires qui se seraient montrés peu amènes avec les personnes liées à l’Hexagone. C’est ainsi qu’entre le 17 et le 25 août 1845, la corvette Le Rhin et les hommes de troupe à son bord naviguent dans les actuelles îles Marshall. Ils abordent les îles dites « Mulgraves », toponyme désignant de nos jours l’atoll Mili (et celui de Knox). À Mili, le capitaine Bérard et ses hommes débarquent sur l’île Gallaleup (ou Cayonne), identifiée comme l’îlot Atu 3. Les militaires français procèdent à des représailles contre les insulaires, responsables d’un massacre de baleiniers tricolores. En effet, le 12 décembre 1844, le capitaine du navire baleinier L’Angelina avec une partie de son équipage débarquèrent à Gallaleup/Cayonne sans en revenir, vraisemblablement enlevés et massacrés par les natifs (Lavondès, 1990 : 40-41 et 46). A l’occasion de cette action belliqueuse, des objets furent pris et rapportés sur place, formant d’une part la collection Bérard donnée à l’université de Montpellier (Laty, 2005) et la collection Arnoux conservée au muséum d’histoire naturelle de Grenoble (Lavondès, op. cit.).

 

 

Bibliographie

Blau D. & Maaz K., 2012. Fish Hooks of the Pacific Islands. Munich, Hirmer Verlag, 373 p.

Carlier J.-É., 2007. Micronésie et Para-Micronésie. Paris, Galerie Voyageurs et Curieux, 135 p.

Cauwe N., 2017. Oceania. Voyages dans l’immensité. Bruxelles, Musées Royaux d’Art et d’Histoire, 144 p.

Dobbin J., 2011. Summoning the Powers beyond. Traditional religions in Micronesia. Honolulu, University of Hawai‘i Press, 296 p.

Du Pasquier T., 1982. Les Baleiniers français au XIXè siècle (1814-1868) . Grenoble, Terre et Mer/Éditions des 4 Seigneurs, 256 p.

Forment F. A. M., 1981. Le Pacifique aux îles innombrables. Île de Pâques. Catalogue d’objets de la Polynésie et de la Micronésie, exposés dans la salle Mercator. Bruxelles, Musées Royaux d’Art et d’Histoire, 212 p.

Garanger J., 1965. Hameçons océaniens, éléments de typologie. Journal de la Société des Océanistes, 21 : 127-137.

Guibert É. (dir.), 2011. De l’utile au sacré. Les objets quotidiens dans les arts premiers. Bar-le-Duc, Éditions de la Communauté de communes de Bar-le-Duc.

Guiot H. & Patole-Edoumba É., 2022. Ma’ori – Les collections océaniennes du Muséum de La Rochelle. La Crèche, La Geste, 352 p.

Hau’ofa E., 2013. Notre mer d’îles. Arue (Tahiti), Pacific Islanders Editions, 40 p.

Laty F., 2005. Objets ethnographiques océaniens. Collection de l’Amiral Auguste Bérard (1796-1852) . Montpellier, Université des Sciences et Techniques du Languedoc Montpellier 2.

Lavondès A., 1990. Vitrine des objets océaniens. Inventaire des collections du Muséum de Grenoble. Grenoble, Muséum de Grenoble & Paris, ORSTOM, 205 p.

Lever R. J. A. W., 1964. La chasse à la baleine dans le Pacifique Ouest. Bulletin du Pacifique Sud, 14 (2) : 19-22 & 59.

Neaoutyine M.-S., 2001. Arts de l’échange en Océanie. Nouméa, Musée de Nouvelle-Calédonie, 87 p.

Py N., 2021. Objets de Micronésie dans les musées français, des trésors insoupçonnés. Colligo, 4 (2) : 29-39.

Tischner H., 1981. Dokumente verschollener Südsee-Kulturen. Abhandlungen der Naturhistorischen Gesellschaft Nürnberg, 38 : 1-192.

 

 


Notes


  1. Nous tempérons cet historique, inscrit dans la fiche d’inventaire de l’objet : malheureusement les personnels du musée ne disposent que de cette indication, reportée au fur et à mesure des récolements et n’ont pu nous fournir plus de détails. Nos propres recherches sont, pour le moment, restées infructueuses.

  2. Nous ne parlerons pas de « mana » ici, bien que le rapprochement soit exact : le concept de « mana », énergie métaphysique qui imprègne l’univers et qui peut être canalisée en des objets et des personnes, appartient pleinement à l’aire culturelle polynésienne. Sur l’aspect de ‘‘chargement magique’’, voir les propos de Nordhoff repris dans Ma’ori – Les collections océaniennes du Muséum de La Rochelle (Guiot & Patole-Edoumba, 2022 : 172, fig. 40).

  3. Une hypothèse alternative propose de voir dans le nom « Galleleup » une déformation du nom de l’atoll Maloleap, un peu au nord de Mili.

 

 


Auteur


Nicolas Py
Le Petit Quelo, 44410 Herbignac.
Email: Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

 

Citation


Py N., 2023. Un hameçon des îles Marshall à Metz, discussion autour d’une d’attribution. Colligo, 6(1). https://revue-colligo.fr/?id=83.