Objets égyptiens présents dans les cabinets de curiosités dauphinois : de Saint-Antoine l’Égyptien à Jean-François Champollion
Egyptian objects present in the Dauphiné cabinets of curiosities: from Saint-Antoine the Egyptian to Jean-François Champollion
- Joëlle Rochas
Sur les premiers travaux en égyptologie de Jean-François Champollion en 1811-1812 à Grenoble à l’intérieur des collections du cabinet de curiosités de l’abbaye de Saint-Antoine en Dauphiné. Mots clés : Cabinet de curiosités, égyptologie - Cabinet de curiosités, abbaye de Saint-Antoine en Dauphiné - Champollion (Jean-François). On the first works in egyptology of Jean-François Champollion in Grenoble in 1811-1812 inside the collections of the cabinet of curiosities of the abbey of Saint-Antoine in Dauphiné. Keywords: Cabinet of curiosities, egyptology - Cabinet de curiosités, abbey of Saint-Antoine-en-Dauphiné - Champollion (Jean-François). |
L’égyptologie : une tradition dauphinoise
Le cabinet de curiosités des Antonins
Le Docteur Gagnon et l’influence des cabinets de curiosités languedociens et provençaux
Les collections égyptiennes antonines et Jean-François Champollion
Les cabinets de curiosités dauphinois sont des cabinets tardifs nés dans la seconde moitié voire le dernier quart du XVIIIe siècle. Deux d’entre eux portent la marque de l’égyptologie naissante : le cabinet de curiosités de l’Ordre des hospitaliers de Saint-Antoine à l’abbaye de Saint-Antoine en Dauphiné et celui du père Ducros (1735-1814), premier garde du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble (futur Muséum) et bibliothécaire de la Bibliothèque de Grenoble. L’hétérogénéité des collections rassemblées dans ces deux cabinets permet de les rattacher aux cabinets de curiosités des siècles précédents où princes et savants, pour affirmer leur magnificence ou pour faire état de leur connaissance du monde, avaient réuni autour d’eux des minéraux, des fossiles, des instruments de chimie et d’astronomie, des animaux, des coquilles, des bronzes, des monnaies, des droguiers et des momies. De ces deux cabinets, le cabinet des Antonins est le plus ancien. Légué au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble en 1777 afin d’en constituer les premières collections, il avait été rassemblé en Dauphiné à l’abbaye de Saint-Antoine entre 1752 et 1761. C’est Jean-François Champollion, garde du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, qui va en dresser en 1811 et 1812 les premiers inventaires des spécimens d’histoire naturelle compris dans les collections égyptiennes du cabinet de curiosités des Antonins 1. Plus modeste, le cabinet du père Ducros n’en contient pas moins « un crocodile de la plus grande espèce empaillé » 2. Le rôle de passeur du père Ducros est important dans l’histoire des institutions culturelles et scientifiques grenobloises ainsi que dans celle de l’égyptologie naissante car c’est lui qui, à la toute fin de sa carrière, forme les frères Champollion dans leurs fonctions à la bibliothèque et au cabinet d’histoire naturelle et les initie aux collections. C’est lui qui assure la transition entre les Antonins et les premiers travaux en égyptologie que réalisera le jeune Jean-François Champollion sur leurs collections. Autour de l’égyptologie, une amitié réelle va sceller à Grenoble les travaux et échanges de savants tels que les Champollion, le père Ducros, le docteur Gagnon, grand-père de Stendhal, et le préfet Fourier.
L’égyptologie : une tradition dauphinoise En 1808, à l’arrivée des Champollion à la bibliothèque et au cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, trois domaines majeurs dominent alors les collections scientifiques du cabinet, ancêtre du Muséum : la minéralogie, la botanique et le monde animal. Jusqu’à ce stade du développement de l’institution muséale, ces trois points appartiennent au domaine classique des cabinets d’histoire naturelle. Une quatrième constante cependant, rebelle et irréductible, s’impose avec force à Grenoble : l’égyptologie. Il faut bien s’entendre sur les termes car l’égyptologie en tant que science est née seulement avec le mémoire de Jean-François Champollion lu à la séance de l’Académie des Inscriptions et belles-lettres le 22 septembre 1822 : Lettre à M. Dacier. Avant cela, les étapes vers la naissance de la science égyptologique étaient passées, de la Renaissance au siècle des Lumières, par le développement des cabinets de curiosités et leur égyptomania. À travers l’Europe, les collections étaient devenues de plus en plus nombreuses, surtout dans le Midi de la France et notamment en raison des relations commerciales que les villes avaient entretenu avec le Proche-Orient. À Aix, par exemple, Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (1580-1637) avait été en relation étroite avec le R. P. Athanase Kircher. Celui-ci avait maîtrisé rapidement les mathématiques, mais aussi l’hébreu et le syriaque. En 1643, il considérait déjà le copte comme un vestige de la langue de l’Égypte ancienne : cette thèse sera le point d’ancrage de Jean-François Champollion. Au siècle des Lumières, on avait pris en considération les données de fait et les recherches s’étaient accentuées. Celles de Fréret, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et belles-lettres, furent les premières à avoir des visées scientifiques. Les travaux pour connaître l’origine des langues et des écritures s’étaient multipliés. On tentait ainsi d’établir des parallèles entre les hiéroglyphes égyptiens et les idéogrammes chinois. Recherches de Fréret, ouvrages sur l’origine des langues, ouvrages sur la Chine, on sent bien à Grenoble, notamment à la lecture des acquisitions de la bibliothèque publique, que ce soit celles de Ducros ou de Champollion-Figeac, la préoccupation de se tenir informé des développements des études égyptiennes. Si les recherches rationnelles s’étaient accentuées, on n’en avait pas pour autant oublié les interprétations symbolistes, comme en avait déjà témoigné le succès du comte de Cagliostro relaté dans la correspondance de l’avocat grenoblois, savant et franc-maçon, Prunelle de Lière. Partout en Europe, l’Antiquité fascinait les occultistes. Les loges maçonniques se nourrissaient d’interprétations allégoriques, puisant abondamment dans le vivier de la symbolique isiaque, et Mozart produisait la Flûte enchantée.
L’égyptologie était en germe dans le cabinet de curiosités transmis par les Antonins, notamment dans les objets égyptiens qu’ils léguèrent à la Bibliothèque publique. Le catalogue de celle-ci faisait état de l’intérêt de cet ordre puissant pour son histoire et celle de saint Antoine l’Égyptien. La légende voulait en effet que les reliques du saint aient été ramenées de Constantinople en 1070 par Jocelin, seigneur dauphinois, à l’issue d’un pèlerinage en Terre sainte. C’est ce que relate l’histoire antoniane écrite par Dom Aimar Falcoz depuis la vie d’Antoine l’Égyptien (251-356), anachorète de Thébaïde, jusqu’à la translation des reliques du saint en Dauphiné 3. L’intérêt pour l’Égypte fut légué au cabinet d’histoire naturelle de Grenoble par le transport en 1777 du cabinet de curiosités des Antonins. Parmi les vingt-six ouvrages du XVIe et du XVIIe siècle traitant de numismatique, le catalogue de ces savants contenait, parmi des ouvrages de sciences naturelles, un ouvrage d’égyptologie intitulé la Description de l’Egypte sur les mémoires de M. Maillet 4. Daté de 1735, l’ouvrage constituait une première somme sur l’histoire, l’archéologie, la géographie, la vie politique et économique mais aussi l’histoire naturelle de l’Égypte (Le Mascrier, 1735). Il était entré en 1745 au catalogue de l’abbaye de Saint-Antoine et donnait l’état des connaissances des Antonins, dès le milieu du XVIIIe siècle, en égyptologie. C’est par l’angle de la religion et du christianisme que les Antonins s’étaient intéressés à l’Égypte : « De tous les pays du monde, l’Egypte est sans contredit celui sur lequel nous avons les connaissances les plus anciennes ; et c’est peut-être aujourd’hui le plus ignoré. Il n’y a point d’homme de lettres qui ne sache par cœur ce qu’en ont écrit les Plines, les Strabons, les Diodores, les Hérodotes. Ceux mêmes qui par goût, par fantaisie, ou par incapacité, que sais-je ? par principe de religion peut-être, n’ont jamais eu aucun commerce avec ces Historiens profanes, ont pu puiser dans la lecture des livres saints de grandes connaissances sur l’état ancien de cette contrée. » (Le Mascrier, 1735 : Préface). Avec les mêmes ouvrages de références à l’intérieur de la bibliothèque et du cabinet d’histoire naturelle, ce seront l’histoire ancienne et les sciences naturelles qu’approfondiront le Jeune Champollion et ses amis du cabinet d’histoire naturelle et de l’académie delphinale. Sur les treize lettres constituant l’ouvrage, sept concernant l’Égypte ancienne ont pu inspirer le jeune égyptologue 5. Une concernant la botanique et la zoologie égyptienne a pu servir de référence au naturaliste Jullien 6. » Au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’abbaye de Saint-Antoine possédait probablement deux bibliothèques dont la plus petite était attenante au cabinet de curiosités. Cette bibliothèque offrait la vision réduite de l’organisation du cabinet, chaque livre étant lié à un thème développé dans les collections. Deux parties se distinguaient dans son catalogue : la première était consacrée aux sciences naturelles et la seconde à l’histoire de l’Antiquité. En introduction à chaque partie, Jacques Deschamps, le rédacteur du catalogue, invitait ses futurs lecteurs à poursuivre les travaux des Antonins. À l’adresse des naturalistes, le chanoine écrivait : « Si quelqu’un féru de sciences naturelles désire pénétrer dans le sanctuaire de la nature en s’appuyant sur la méthode expérimentale, il trouvera ici sous la main les instruments qui lui permettent de scruter la nature et de distinguer les éléments les uns des autres ; si quelqu’un se sent attiré par le vaste éventail des réalités sublunaires et prend goût à observer leurs formes étonnantes et à découvrir leurs splendeurs, il trouvera ici rassemblé dans un espace restreint tout ce que les entrailles de la terre, tout ce que les gouffres marins peuvent receler de plus remarquable 7. » Depuis leur commanderie de Marseille, les Antonins avaient fait venir des collections de la Méditerranée comprenant des fossiles, des minéraux, des animaux naturalisés, des végétaux et des plantes marines auxquels ils avaient ajouté des instruments de physique – microscopes et globes – ainsi que des livres. De la même façon, à l’adresse des hommes de lettres, le chanoine adressait le message suivant : « Si quelqu’un d’autre entiché d’histoire de l’Antiquité, cherche à s’imprégner l’esprit du savoir des temps les plus reculés, il ne pouvait rien désirer de meilleur qui puisse aider son regard et sa mémoire que l’observation attentive de ces très anciennes reliques du passé 8. » C’est sous l’abbatiat d’Etienne Galland qu’a été réuni, de 1752 à 1761, le cabinet de curiosités des Antonins. Le catalogue des livres de la bibliothèque fut rédigé par le chanoine Jacques Deschamps qui le dédia en 1761 à l’abbé Galland : « Embrasé d’amour pour les belles lettres vous avez, à grands frais et avec une application et un soin plus grands encore, rassemblé dans cette abbaye tout ce qui est susceptible d’éclairer les esprits et surtout de favoriser l’intérêt pour l’Antiquité. » La transmission de leur cabinet de curiosités, ce qu’il adviendrait de leurs livres et de leur médaillier avait toujours préoccupé les Antonins, comme en témoigne l’expressivité touchante de la préface figurant au catalogue de leur médaillier : « Mon intention, en entreprenant cet ouvrage, n’a point été de me donner pour auteur d’une histoire romaine : tant d’habiles gens ont si bien traité et tellement épuisé cette matière, qu’il ne me conviendrait pas d’y revenir après eux. Mon dessein est simplement de jeter sur ce papier quelques traits principaux de la vie des rois, empereurs, impératrices et tyrans de cet empire du monde, afin de pouvoir satisfaire plus aisément la curiosité de ceux qui voudront apprendre quelque chose de plus, que le nom des médailles ou statues que je leur montrerai dans le Cabinet de l’Abbaye de St Antoine : mes vœux seront comblés et mon travail bien récompensé s’il peut être utile, ou procurer quelque satisfaction à ceux qui me succèderont dans cet emploi. » Le cabinet occupait vraisemblablement le premier étage d’un bâtiment situé dans la basse-cour de l’abbaye, à proximité de la maison abbatiale, entre le chevet de l’église et le noviciat. Il renfermait alors 5.400 monnaies et médailles, 360 antiques dont une momie de femme, deux vases canopes en albâtre, des amphores, des bronzes antiques et des naturalia – ou choses de la nature – c’est-à-dire des collections d’histoire naturelle. Le tout était présenté dans de petits appartements en enfilade, ornés de boiseries, d’alcôves et d’un décor de gypseries ; ces pièces ouvraient au nord, sur le jardin « à fleurs » et, au sud, sur la cour intérieure ou basse-cour de l’abbaye (Mocellin-Spicuzza, 1997). Le catalogue dressé tardivement en 1841 par le conservateur du cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, Scipion Gras, montre qu’à côté des monnaies, des médailles et des antiques, le cabinet de curiosités des Antonins contenait de riches collections scientifiques. Celles-ci se composaient d’une importante collection de coquilles, témoignant ainsi de la conchyliomanie qui saisit les Antonins comme de nombreux curieux du XVIIIe siècle 9. Les témoignages sur la beauté de l’abbaye et sur celle de son médaillier nous laissent deviner la richesse des collections scientifiques que ces savants léguèrent au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble. La magnificence de l’abbaye est attestée au début du XVIIIe siècle par un manuscrit consacré à l’histoire de Saint-Antoine 10. Dans ce manuscrit figure en préambule un extrait du voyage en France de deux Bénédictins et de leur visite à l’abbaye en 1717. Les deux bénédictins apprécient la bibliothèque qu’ils jugent peu grande mais fournie de bons livres. Ils apportent leur témoignage sur l’art chirurgical pratiqué à l’abbaye de Saint-Antoine par les religieux. Ces savants s’étaient rendus célèbres en guérissant le mal des ardents, un fléau du Moyen Age dû à l’ergot du seigle qui empoisonnait le sang et provoquait abcès et gangrène. Les chirurgiens antonins amputaient à la scie. Pour prodiguer leurs soins aux pèlerins affluant tout au long des siècles à l’abbaye, ils utilisaient un onguent à base de plantes et de graisse de porc dont ils détenaient le secret et qui était appelé « baume saint Antoine ». Ils servaient à leurs malades une nourriture saine, substituant au seigle la viande de porc. Les frères utilisaient les plantes dans leur pharmacopée. Quatorze plantes entraient dans la composition du saint Vinage, breuvage particulier fabriqué par les frères de l’abbaye. À côté de l’apothicairerie, les Antonins cultivaient un jardin de simples où ils cueillaient les plantes sédatives, narcotiques ou aux propriétés vasodilatatrices destinées à soulager les souffrances des malades atteints du « feu saint Antoine ». C’est là qu’ils concoctaient les emplâtres et les décoctions utilisés dans leurs infirmeries : « Nous avons dit que les malades infects du feu Saint Antoine, avaient donné occasion à l’établissement de l’ordre, qui porte le nom de ce saint. Cette maladie ayant discontinué durant cent ans, avait commencé à se faire sentir depuis un an et les religieux avaient charitablement rouvert leurs hôpitaux formés depuis si longtemps aux pauvres misérables qui en sont attaqués. Nous y vîmes avec beaucoup de compassion une vingtaine, les uns sans pieds, les autres sans mains et quelques uns sans pieds et sans mains. Car on ne peut guérir ce mal qu’en coupant les membres auxquels il s’attache d’abord. Il y avait là un frère fort habile, qui n’en manquait aucun. Il nous fit voir les pieds et les mains coupés depuis cent ans, qui sont semblables à ceux qu’il coupait tous les jours. C’est à voir. Tout noirs et tout secs… 11. » Depuis des siècles, on venait honorer les reliques du saint de l’Europe entière : « Plusieurs autres seigneurs ecclésiastiques et séculiers sont venus depuis et viennent tous les jours honorer les reliques de Saint Antoine avec un infinité de peuples de toutes les nations de l’Europe. On en a compté jusqu’à dix mille en l’année 1514. Seulement de l’Italie, sans les Allemands, les Hongrois, les Espagnols et les Français des provinces voisines qui étaient venus en plus grand nombre 12. » Les Antonins n’ont pas transmis d’inventaire précis des spécimens contenus dans leur cabinet de curiosités. C’est pourquoi seule la richesse de l’abbaye laisse deviner celle de leurs collections. Les Antonins ont toutefois transmis le Catalogue des livres du cabinet de curiosités. Celui-ci est compris dans le catalogue du médaillier qu’ils donnèrent, avec le cabinet, à la Bibliothèque publique de Grenoble 13. Le catalogue est à l’image des collections contenues dans le cabinet. Il est composé essentiellement de livres d’histoire antique grecque et romaine, d’ouvrages de numismatique et d’égyptologie. Certaines des pièces contenues dans les collections des Antonins, et notamment les spécimens d’égyptologie, ont pu être collectionnées avant la formation du cabinet : lors de leur visite à l’abbaye en 1717, les deux bénédictins s’étaient vu offrir des statuettes antiques et un papyrus égyptien. Le catalogue contient les titres de 26 ouvrages in folio du XVIe et du début du XVIIe siècles, avec pour sujet l’histoire romaine antique, l’histoire des rois et la numismatique antique. Il contient les titres de 22 ouvrages in quarto traitant de numismatique. Sur le plan scientifique, le catalogue livre également les titres de trois ouvrages traitant de sciences naturelles : la Lithologie et la conchyliologie du comte d’Angivillier éditée à Paris en 1742, l’Orictologie du même auteur à Paris en 1755 ainsi que sa Zoomorphose ou représentation des animaux à coquilles à Paris en 1757. Le catalogue révèle l’intérêt que les Antonins manifestèrent pour l’égyptologie avec La Description de l’Egypte sur les mémoires de M. Maillet par l’abbé Le Mascrier à Paris, 1734 14. La bibliothèque des Antonins indique déjà la direction que prirent les recherches des savants grenoblois en minéralogie et celle des hommes de lettres comme Fourier et le jeune Champollion en égyptologie.
Les collections du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble révèlent aujourd’hui l’intérêt des Dauphinois du XVIIIe et du XIXe siècle pour les collections exotiques et même de la préséance des collections exotiques sur les collections alpines. Fait significatif, la toute première acquisition de Gagnon pour le cabinet d’histoire naturelle de Grenoble concernait l’achat d’un veau marin 15 . Cette première pièce précédait l’acquisition d’un morceau de mine d’argent natif ainsi que des oiseaux pour les collections minéralogiques et ornithologiques du Dauphiné. Ainsi, les collections étrangères précédèrent à Grenoble les collections du Dauphiné. Le docteur Gagnon, nous révéla que son petit-fils Stendhal dans sa Vie de Henry Brulard, avait fait ses études de médecine à Montpellier. Cette ville, et d’une façon plus générale la plupart des grandes villes du Languedoc et de la Provence, recelaient aux XVIIe et XVIIIe siècles de nombreux cabinets de curiosités appelés alors cabinetz de raretez. Ces cabinets appartenaient à des évêques, des intendants, des magistrats, des chanoines, des médecins, des chirurgiens ou des apothicaires, tous en relations avec l’Égypte grâce aux gros négociants de Marseille, auxquels ils étaient par ailleurs souvent apparentés. Ce fut le cas notamment à Aix au XVIIe siècle du cabinet de Peiresc, conseiller au Parlement de Provence, celui du président Bon à Montpellier au XVIIIe siècle et celui d’Esprit Calvet, médecin à Avignon (Dewachter, 1986). Nous conjecturons que c’est dans la ville de Montpellier, au cours de ses études de médecine, que Gagnon put se familiariser avec l’Égypte ancienne et former, développer son goût pour les antiquités. C’est là qu’il put nouer les premiers contacts – nous pensons notamment à Esprit Calvet, associé libre de l’Académie delphinale ; c’est là qu’il put observer le jeu des relations et s’en inspirer pour reproduire le même schéma plus tard à Grenoble : « Mon grand-père me parlait avec le même intérêt de l’Egypte, il me fit voir la momie achetée, par son influence, pour la bibliothèque publique. » Les médecins formés à Montpellier furent en contact avec des Languedociens ou des Provençaux établis en Orient. Précurseurs de Clot-Bey, ils favorisèrent dès le XVIIe siècle puis tout au long du XVIIIe siècle les liens entre la ville et l’Égypte. Ils permirent la circulation de l’apothicairerie mais aussi des antiquités égyptiennes pour l’approvisionnement des cabinets de raretés du Sud-Est. Il n’est donc pas étonnant de voir figurer, quelque temps après les années de formation du docteur Gagnon, le nom du docteur Calvet parmi les associés libres de l’Académie delphinale. Poursuivant nos recherches parmi les noms des associés libres de l’Académie delphinale, nous avons également repéré le nom de Mure, consul général de France en Égypte à Alexandrie, de 1774 à 1790. Mure était un cousin du docteur Gagnon. Il resta en Égypte de 1774 à 1789, avec une interruption de 1777 à 1780 lors d’un voyage en France (Clément, 1960 : 219, 261 & 273-274). Il nous a été ainsi permis d’observer, entre Grenoble et l’Égypte, un jeu relationnel similaire à celui développé aux XVIIe et XVIIIe siècles entre les villes de Provence et du Languedoc et l’Egypte. Le consul Mure fit don en 1779 à la Bibliothèque publique de Grenoble d’objets égyptiens : une momie et des vases canopes. Mais nous avons retrouvé, dans la comptabilité du père Ducros à la date de 1781, la trace d’un autre envoi vraisemblablement effectué par le consul Mure. Cet autre envoi est révélé par les frais de transport que Ducros dut acquitter pour une caisse venant d’Égypte et contenant « des oiseaux et des pétrifications » : « Le R. Père Ducros est prié de paier onze francs pour frais d’une caisse venant d’Egypte contenant des oiseaux et pétrifications » 16. La formation du docteur Gagnon et les efforts que celui-ci déploya pour poursuivre ou pour nouer de nouveaux contacts avec l’Égypte permettent ainsi de déceler, pour le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, l’importance des premières influences des cabinets de curiosités languedociens et provençaux.
Les premiers inventaires des collections antonines sont dressés au XIXe siècle par les frères Champollion, alors gardes du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble et par leurs collaborateurs. Le jeune Jean-François Champollion, futur égyptologue, donne en 1811 et 1812 deux états des collections égyptiennes du cabinet des Antonins. En 1813, l’abbé Jullien 17 élabore l’état des coquilles contenues dans la collection antonine. La Préface de l’Expédition d’Égypte rédigée à Grenoble par Fourier 18 avec l’aide de Jacques Joseph Champollion-Figeac est publiée en 1809. Dès 1811 et 1812, Jean-François Champollion dit le Jeune établit les deux premiers catalogues du cabinet des Antiques de Grenoble, repérant par là même, les premiers spécimens d’histoire naturelle des collections égyptiennes du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble. Il n’est pas encore bibliothécaire adjoint lorsqu’il rédige le premier catalogue (il le sera en 1812) mais accompagne déjà son frère dans ses travaux à la bibliothèque 19 . En faisant don en 1857 des catalogues manuscrits de son frère à la Bibliothèque publique, Champollion-Figeac prendra bien la peine de spécifier que ceux-ci intéresseront les différentes bibliothèques auxquelles ils étaient destinés. La conception qu’avait Champollion-Figeac de la bibliothèque de Grenoble était celle d’un « dépôt » dans lequel il avait la charge d’enrichir les bibliothèques alimentant différents établissements, cabinet d’histoire naturelle et musée de peinture. Un premier inventaire livre, parmi les collections égyptiennes des Antonins, les spécimens qui relèvent des sciences naturelles. Ce manuscrit est daté de 1811. Jean-François Champollion dresse en 1811 le tout premier état des collections d’antiques reçues principalement de l’abbaye de Saint-Antoine, collections à l’origine du cabinet des Antiques de Grenoble 20 . Certains, parmi ces onze objets décrits, concernent des spécimens d’histoire naturelle et reviennent sur le plan intellectuel au cabinet d’histoire naturelle de Grenoble. Il fait état ainsi, parmi les antiquités égyptiennes, de deux momies d’ibis dont la seconde aurait fait partie des collections scientifiques du cabinet des Antonins 21. Figure également dans cette nomenclature « un fragment de granit noir égyptien à petits grains vulgairement appelé Basalte d’Egypte ». Concernant les objets d’histoire naturelle, le deuxième catalogue manuscrit de Jean-François Champollion dressé en 1812 se fait plus précis et l’on peut observer au passage combien, avec l’égyptologie, la frontière entre les objets relevant de l’histoire naturelle et du musée d’art était étroite. Ce deuxième catalogue porte les indications suivantes :
Avec ces deux catalogues, le jeune Jean-François Champollion est le premier à dresser un inventaire des collections égyptiennes héritées du cabinet de curiosités des Antonins, nous donnant ainsi le seul état approximatif des collections scientifiques de l’Ordre. Aux côtés des Champollion, l’abbé Jullien s’est livré à d’autres travaux sur le cabinet de curiosités de l’Ordre : c’est notamment lui qui, bien avant Scipion Gras en 1841, a donné dès 1810 la première évaluation de la collection égyptienne des coquilles léguée par les Antonins. |
Concernant l’héritage des Antonins, nous avons reconnu dans les premiers catalogues élaborés par Jean-François Champollion et dans ceux de l’abbé Jullien la manifestation de l’influence des travaux du préfet Fourier à Grenoble et celle de la parution de la Description de l’Egypte. Si Michel Dewachter, insistant sur l’importance de l’environnement documentaire du jeune Champollion, estime que c’est à l’Abbaye-aux-Bois en 1807-1809 que Jean-François Champollion, en compagnie du savant abbé Campion de Tersan « engrangea le plus 25 », nous avons pu établir que le futur égyptologue fit du Cabinet d’histoire naturelle aux environs de 1811 et 1812 à la Bibliothèque publique de Grenoble, son premier champ d’expérimentation en égyptologie. A ses côtés, le naturaliste Jullien ouvrait alors lui aussi les premières voies vers l’étude des collections exotiques. Les deux savants utilisèrent à plein le lieu de stockage propice à de riches possibilités d’amalgame que fut le cabinet de curiosités des Antonins en matière d’égyptologie et de sciences naturelles. |
Clément R., 1960. Les Français d’Egypte aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le Caire, Imprimerie de l’Institut français d’archéologie orientale, 1960, 291 p. Dewachter M., 1986. L’Egypte ancienne dans les cabinetz de raretez du Sud-Est de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles : 184-189. In : Hommages à François Daumas, Université de Montpellier, Institut d’Egyptologie, 2 vol. Dewachter M., 1999. De la curiosité aux sociétés savantes : les premières collections d’antiquités égyptiennes : 351-357. In : L’Expédition d’Egypte, une entreprise des Lumières 1798-1801, Paris, Académie des Sciences, 436 p. Le Mascrier (Abbé), 1735. Description de l’Egypte contenant plusieurs remarques curieuses sur la géographie ancienne et moderne de ce pays, sur ses monuments anciens, sur les mœurs, les coutumes et la religion de ses habitans, sur le gouvernement et le commerce, sur les animaux, les arbres, les plantes, etc., composée sur les Mémoires de M. de Maillet (...). Paris, Genneau et Rollin, 242 p., [10 p.]. (BMG, D 131). Mocellin-Spicuzza G., 1997. Le Cabinet de curiosités de Saint-Antoine l’Abbaye et sa bibliothèque : 21-29. In : Vanautgaerden A. (dir.), Erasme ou l’éloge de la curiosité à la Renaissance, cabinets de curiosités et jardins de simples. Le Cabinet d’Erasme, 1. Bruxelles, Les Editions de la lettre volée à la Maison d’Erasme, 103 p. Stendhal, [1890]. Vie de Henry Brulard. In : Œuvres intimes, tome II. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1982, 1744 p. Sources imprimées complémentaires : Mischlewski A., 1995. Un ordre hospitalier au Moyen Age : les chanoines réguliers de Saint-Antoine-en-Viennois. Coll. La pierre et l’écrit. Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 216 p. Pomian K., 1987. Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise : XVI-XVIIIe siècle. Paris, Gallimard, 376 p. Rochas J., 1006. Du Cabinet de curiosités au Muséum : les origines scientifiques du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble (1773-1855). Thèse sous la direction du professeur Gilles Bertrand, Université Grenoble-Alpes. Rochas J. & Mocellin G., 2013. L’Europe des merveilles au temps de la curiosité. Musée de Saint-Antoine-l’Abbaye, Conseil général de l’Isère, 120 p. Rochas J., 2021. Sur les cabinets de curiosités dauphinois légués au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble. In : Curiositas, site européen dédié aux cabinets de curiosités (page consultée le 28 décembre 2021). Schnapper A., 1988. Le Géant, la licorne et la tulipe (Collections et collectionneurs dans la France du XVIIe siècle) : histoire et histoire naturelle. Paris, Flammarion, 415 p. Sources manuscrites : Fonds Champollion, en 60 volumes (ADI). Origine et formation de la Bibliothèque et Académie delphinale (BMG, R 8709). |
Abbréviations : BMG : Bibliothèque municipale de Grenoble AMG : Archives municipales de Grenoble MHNG : Muséum d’histoire naturelle de Grenoble ADI : Archives départementales de l’Isère |
Dr Joëlle Rochas |
Rochas J., 2022. Objets égyptiens présents dans les cabinets de curiosités dauphinois : de Saint-Antoine l’Égyptien à Jean-François Champollion. Colligo, 5(1). https://revue-colligo.fr/?id=75. |