Histoire de Taku et de Mitqal. Le système pondéral akan, troisième partie
A story of taku and mitqal. The akan weighing system, part three
- Jean-Jacques Crappier
Résumé | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Auteurs | Citation |
Du début du 17e à la fin du 19e siècle, une douzaine de témoignages font état du rôle que tenaient les graines de taku et/ou du damma dans le système pondéral des Akan, et parfois d'un double système poids-faibles/poids forts. Ils n'en rapportent cependant que ce que les Akan en montraient, système faible avec les Portugais, système fort avec les Hollandais et les Anglais, puis à nouveau système faible à la fin du 19e siècle quand la qualité de la poudre d'or eut baissé. Le rôle fondateur du mitqal est par ailleurs remis en question au profit d'une convergence entre les systèmes pondéraux arabes et akan. De plus, la valeur de 4,4 g qui lui est attribuée ne se serait pas établie dans le cadre de la traite transsaharienne, mais plus tardivement après l'arrivée des Européens, pour s'adapter aux poids de ces derniers. Mots clés : akan - ashanti - baoulé - poids à peser l'or - Ghana - Côte d'Ivoire - Gold Coast - système dualiste - ethno-mathématiques - Timothy Garrard - Henry Abel - taku - ba - mitqal - proto-monnaie A dozen testimonials about the Akan ponderal system, between the beginning of the 17th century and the end of the 19th, mention taku (and /or damma), and sometimes a double system of weight, but probably report just that what the Akan showed them. Weak system against portuguese weights, strong system against dutch and english weights, then again weak system at the end of the 19th century when the gold dust became scarce and of less good quality. The founding role of mitqal is also questioned in favor of a likely coincidence between the Arab and Akan weight systems. In addition, the value of 4.4 g attributed to it would not have been established in the context of the trans-Saharan trade, but later after the arrival of the Europeans, to adapt to their weights. Keywords: akan - ashanti - baule - gold weight (goldweight, goldgewitch) - Ghana - Côte d'Ivoire - Gold Coast - dualistic system - ethnomathematics - Timothy Garrard - Henry Abel - taku - ba - mitqal - proto-currency |
Cet article est le troisième de notre série consacrée à l'étude des poids à peser l'or des Akan. Dans notre publication princeps (Crappier et al., 2019), nous avons montré, par l'étude de la plus grande collection de poids géométriques jamais étudiée (9031 dont 298 poids de chef de plus de 80 g) que le Système Pondéral Akan (SPA) était d'origine africaine. Mais notre démonstration, qui ne repose que sur des arguments métrologiques, va à l'encontre de la thèse de Timothy Garrard (Garrard, 1980), qui le fait dériver du système pondéral des Arabes, sur des arguments historiques, ethnologiques et quelques indices archéologiques, et qui fait autorité. Nous nous sommes donc penché sur les sources historiques pour voir ce qu'elles pouvaient nous apprendre de différent sur l'origine du SPA.
La question de la nature et de la masse du taku est le problème central de notre enquête sur le système pondéral akan. A-t-il varié au gré des siècles, des lieux, des témoins ? Y a-t-il plusieurs taku ? Un fort et un faible ? Conjointement ou séparément ? Quelles graines lui correspondaient ? Le taku a-t-il seulement vraiment existé ? Que disent les sources à ce propos ? Pour répondre à ces questions, nous avons recherché les témoignages, accumulés depuis le 17e siècle, d'informateurs hollandais, anglais, français, allemands et suisses. Nous les présentons dans l'ordre chronologique, en distinguant entre témoignages de première main, quand nous avons pu accéder au document source, et témoignages de seconde main, quand ils sont rapportés par des auteurs modernes, en n'en retenant que les informations directes ou indirectes sur les graines, ainsi que celles qui font état d'un double système de poids (dualisme). Nous nous interrogerons ensuite sur le mitqal, dont Garrard fait la pierre angulaire du système pondéral akan en reprenant pas à pas son raisonnement. Les unités akan seront notées avec les abréviations habituelles : Taku faible (≈ 0,22 g) noté T, taku fort (≈ 0,25 g) noté T*. En annexe figurent les principaux poids et monnaies des Européens engagés dans le commerce avec les Akan (Annexe : tableaux 1 et 2).
Le taku existe. La plupart des témoins l'ont rencontré. Lui ou son petit frère, le damma. 1602. De Marees : 1668. Dapper : 1676. Muller : 1678. Barbot : 1704. Bosman : 1817. Bowdich : 1848. Bouët-Willaumez : 1852. MacLean, 1868. Horton, cités par Garrard : 1874. Bonnat ; 1875. Kuhne et Ramseyer, cité par Menzel : 1875. Christaller : 1889. Binger : Après 1900. Garrard et Abel :
Sur douze témoignages recensés, seuls trois ne font aucun état des graines, ceux de Dapper et de Barbot, et celui de Bouët (qui cite cependant le takon) mais tous parlent de l'aké, comme du 1/16 d'once. Dapper, Barbot et Binger font directement état d'un système dualiste, qui transparaît par ailleurs à travers les incohérences des autres listes. Nous sommes en fait en présence de deux systèmes clos, qui ne communiquent que par des transactions commerciales. Le système akan d'un côté, le système européen de l'autre. Les Akan fonctionnent à prix constant et à poids variable, les Européens à poids constant et prix variable. Nous n'avons de renseignements sur le premier que par le truchement du second. D'un côté, les transactions internes aux Akan qui se font par échange de poudre d'or. Peu leur importe sa teneur, ils ne sont pas à même de l'évaluer avec précision. Dès lors que la qualité de l'or est jugée acceptable par les deux parties, ne compte que la différence entre poids acheteurs et poids vendeurs. Pour le commerce de détail qui fait l'essentiel des ventes entre Akan, ils utilisent les petits poids 7. Pour le commerce de gros avec les européens, les marchands utilisent les plus fortes valeurs, benda ou au-delà, en utilisant ceux de leurs poids qui correspondent à leurs interlocuteurs. De l'autre côté, les Européens. Nous choisirons les Anglais car ce sont ceux sur lesquels nous sommes le mieux documentés. Leur monnaie, la livre sterling (£), ou souverain d'or, est stabilisée depuis 1816 à 8 g d'or à 916 ‰ (22 carats) soit 7,32 g d'or fin. Leur objectif est d'acquérir de l'or contre des marchandises qu'ils ont réglées en £ à leurs fournisseurs. Ils calculent leur bénéfice dans cette monnaie, en tenant compte de la qualité de l'or qu'ils obtiennent en paiement. Ils pèsent l'or en once troy, avec leurs balances et leurs poids, mais ils ne peuvent pas imposer leurs pesées car leurs interlocuteurs sont capables de vérifier les transactions avec leur propre appareillage. C'est à cette occasion que les informations sur les systèmes pondéraux respectifs sont échangées. Chaque européen n'a donc à connaître que la partie du système akan qui correspond à ses poids. Si on comprend aisément que les transactions se soient faites avec les Portugais dans le système faible (onça de 28,7 g), puis avec les Hollandais et les Anglais dans le système fort (once troy de 30,6 et 31,1 g), il reste à expliquer pourquoi, dans le dernier quart du 19e siècle, on recourt de nouveau au système faible. Tout se passe comme si l'or akan avait été dévalué de 925 ‰ (22,2 carats) à 800 ‰ (19,2 carats), ce qui peut s'expliquer par la raréfaction de la poudre d'or naturelle dont la pureté dépasse les 22 carats et son remplacement par des pépites, de moindre teneur, ou de la poudre artificielle comme savaient la fabriquer les Ashanti. On a alors du mal à comprendre pourquoi les conversions se seraient faites dans le premier cas dans le système fort, et dans le second dans le système faible. L'inverse semble plus logique, l'acheteur akan devant donner plus d'or pour obtenir le même produit du marchand anglais. Pour comprendre analysons la vente d'un fusil de traite. En 1820, le prix d'un fusil Brown Bess 8 est de l'ordre de 1 £. Une ozt d'or ayant un pouvoir d'achat de 4 £, il en faut 7,8 g pour 1 £. Pour l'acheteur akan il faut acquitter 4 A* à 1,95 g ou 32 T* à 0,24 g. La transaction se fait donc dans le système fort. En 1870, une ozt d'or n'a plus qu'un pouvoir d'achat de 3 £ 12 s, il en faut 8,8 g pour 1 £. Pour l'acheteur akan, cette somme correspond à 5 A de 1,76 g ou 40 T de 0,22 g. La transaction se fait alors pour lui dans le système faible. Le passage d'un système à l'autre s'est donc fait simplement, sans que le commerçant anglais n'en ait conscience et ne puisse donc en faire état. Notre article princeps avait mis en évidence la dualité des poids, mais sans pouvoir affirmer, du fait de l'hétérogénéité dans le temps et l'espace de la collection sur laquelle notre étude portait, qu'il s'agissait bien d'un système intégré poids-acheteur/poids-vendeur. Cette analyse des sources conforte la vraisemblance de cette théorie dualiste, qui est au fond, plus que le poids du taku, le point essentiel du Système Pondéral Akan. Que dire maintenant du mitqal dont Zeller affirme qu'il n'est pas utilisé en Gold-Coast, mais dont Garrard fait la pierre angulaire du système pondéral akan. Se pourrait-il que comme les poids correspondant aux poids européens, il ne soit qu'une des multiples facettes du système akan, utilisé dans le commerce avec l'Afrique du Nord ? En l'an 600, les poids et les monnaies en usage dans les mondes méditerranéen et moyen-oriental sont ceux des Byzantins, hérités des Romains, et ceux des Perses, lointain héritage des Grecs d'Alexandre le Grand. Cinquante ans plus tard, après avoir conquis une grande partie de ces empires, les Arabes fusionnent ces monnaies perses et byzantines dans leur système bimétallique. Des premiers, ils adoptent la drachmé, pièce d'argent dont ils font leur dirhem, des seconds le denarius aureus, pièce d'or dont ils font leur dinar. Pour la pesée, ils conservent les unités de poids romaines en usage. L'uncia de 27,3 g prend le nom d'uqiya et la sextula, son sixième devient le mitqal 9, ce qui lui donne la masse de 4,55 g. Poids et monnaies se rejoignent au niveau du dinar et du mitqal, deux termes finiront par signifier la même chose. Ce système atteint le Sahel par le Sahara, puis les Akan, en même temps que le procédé de fabrication des poids. Les Akan auraient ainsi importé un système basé sur le mitqal avec pour preuve la découverte de poids très anciens, en terre cuite, à ce standard. Ils se seraient ensuite adaptés aux poids européens, au fur et à mesure de l'arrivée sur les côtes du golfe de Guinée des Portugais, des Hollandais et des Anglais 10. Garrard, après un exposé historique très documenté sur le dinar, mais finalement sans rapport avec sa conclusion, nous dit que ce serait cette uqiya de 27,3 g, ramenée, il ne dit pas pourquoi, à 26,4 g, divisible en 6 mitqal de 4,4 g et dite once de traite, qui aurait été utilisée au Soudan 11 pour le commerce de l'or. Le problème est que nous n'avons pas retrouvé trace d'un dinar ni d'un mitqal de 4,40 g à quelle époque que ce soit dans un pays d'Afrique du Nord impliqué dans la traite transsaharienne. En Égypte, point de départ des caravanes de l'est, le dinar, vers 1200, pèse 4 g. Au Maroc, d'où viennent celles du nord, son poids nominal varie de 4,25 g vers 1050 à 4,72 g vers 1130 (voir encadré et carte). Pour nous y retrouver, voyons de façon schématique le parcours d'une once d'or versus celui d'une charge de sel vers 1150, une date à laquelle les Akan sont vraisemblablement déjà intégrés dans la traite transsaharienne en tant que producteurs d'or : S'il s'agit bien de nso-nsa, le nom qui nous est parvenu, c'est-à-dire 7x3, et si on conserve au taku sa valeur de 0,22 g dans le système faible, ce poids doit peser 0,22 x 21= 4,6 g ce qui correspond à un dinar almohade à quasi parité de titre ce qui est tout à fait vraisemblable car l'or des Akan était considéré comme très pur. D'où vient alors que nso-nsa soit donné dans toutes les listes de poids que nous avons étudié pour 20 taku, ce qui aurait dû se dire nun-nan (5x4) dans notre terminologie simplifiée.
7x3 = 20 ou la croisée des mondes Les Portugais utilisent comme unité de mesure pour les métaux précieux l'onça, en fait l'once de Cologne, de ≈ 28,7 g, qui se divise par 4, 8,16 et 32 mais aussi par 24 ce qui correspond à 1 escrupulos de ≈ 1,16 g (Doursther, 1840 ). Quatre de ces escrupulos pèsent ≈ 4,64 g soit presque exactement nso-nsa. Du fait de cette coïncidence, les Akan n'auraient rien eu à changer dans leurs habitudes pour contrôler les pesées des Portugais si ceux-ci avaient comme les Dioula utilisé des poids monétaires. Mais, parce que c'est plus facile en voyage, ils utilisaient des piles à godet dont chacun pèse la moitié du précédent (voir le détail du tableau de Quentin Metsys), avec lesquelles il n'est donc pas possible de peser 1/6 d'once, mais de l'approcher en additionnant deux godets de 1/8 et de 1/32 = 5/32 (≈ 4,5 g). Si on admet que cette traite se soit faite en mitqal, unité connue des deux parties, les Akan pour s'adapter sont passés de leurs multiples par 3, 6, 12… à ceux par 2, 4, 8... et donc de nso-nsa à nun-nan. La différence était faible et de leur point de vue, ils y gagnaient au change. Quant aux Portugais, l'or des Akan était pour eux une telle aubaine que même s'ils avaient eu conscience de cette subtilité, ils n'en auraient eu cure. Quand, pourquoi et comment la confusion des noms s'est-elle produite entre le poids utilisé avec les Dioula et son succédané avec les Portugais ? On ne saura jamais, mais on comprend qu'à force de mélanges, de recombinaisons et d'approximations, ce glissement sémantique se soit produit au fil des siècles. Cette incongruité mathématique serait ainsi la trace de l'entrée des Akan dans la première mondialisation, la croisée des mondes européen et africains. Tout se passe bien comme si la diversité de leurs poids avait permis aux Akan de s'adapter au système arabe de la même façon qu'ils s'adapteraient plus tard aux systèmes européens. Le mitqal n'en serait qu'un invité, pas le socle. Au fur et à mesure que nous progressons dans notre enquête, l'image d'un système pondéral akan autonome et autochtone se fait de plus en plus nette. Il est difficile cependant de penser qu'il ait pu naître au sein de la forêt pour la simple raison qu'on n'y trouvait pas les métaux propres à la fabrication des balances sans lesquels les pesées, même en graines, n'auraient pu se faire. Les Akan se disent les descendants de l'empire du Wagadou 14, légende dont on ne connaît pas la part de vérité. Les balances, les poids y étaient connus pour le commerce de l'or, qui se faisait déjà avec l'Afrique du Nord, et l'Abrus precatorius, dont les graines rouges et noires font le damma, ainsi que le Parkia biglobosa, dont les graines noires sont peut-être le taku, y poussaient. L'interpénétration entre système métallique arabe et système grainier africain a donc pu se faire à cet endroit, avant que les Akan n'émigrent vers le sud, vers la forêt, pour échapper à l'islamisation imposée par les Almoravides.
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Jean-Jacques Crappier |
Crappier J.-J., 2020. Histoire de Taku et de Mitqal. Le système pondéral akan, troisième partie. Colligo, 3(1). |