Introduction
Au premier semestre 2000, le musée de la Faïence et des Beaux-arts de Nevers présentait une exposition mettant en valeur son patrimoine ethnographique extra-européen, intitulée « Tout l’Univers à Nevers ». L’institution possède, en effet, une importante collection ethnographique des cinq continents, constituée depuis la fin du XIXe siècle grâce à des dons, que ces bienfaiteurs soient d’origine modeste ou plus illustres tels Louis-Gaston de Saint-Phalle ou les frères Jacquinot vers lesquels nous reviendrons. Les donateurs identifiés sont en grande partie des militaires, notamment officiers de Marine. Le lien entre Nevers (et plus généralement la Nièvre) et l’Océanie peut surprendre mais il faut savoir que la Nièvre comptait autrefois d’importantes forges où étaient fondues, entre autres, les ancres.
Parmi les pièces exposées, quatre ont spécialement attiré ma curiosité : une ceinture (NATP 2003.0.931), deux peignes en bois (NATP 2003.0.932.1 et NATP 2003.0.932.2) et une fronde en corde (NATP 2003.0.955).
En prenant contact avec le Musée, Mme Sylviane Revel, documentaliste, m’a fait parvenir les fiches d’inventaire. Ces documents sont à l’origine de mon enquête, laquelle prend place dans mon projet de thèse sur les collections publiques de Micronésie. Comme évoqué dans un précédent article (Py, 2019), l’ethnologie micronésienne en France reste peu étudiée, ce qui ne facilite pas l’identification des objets présents au sein des musées.
Dans l’état actuel des fiches d’inventaire, ces quatre objets sont identifiés comme océaniens et leur mode d’acquisition est inconnu. Toutefois je suggère qu’ils appartiennent à l’aire micronésienne, et plus précisément des îles Carolines, archipel central de cette région d’Océanie et qu’ils aient pu être rapportés par les frères Jacquinot. Le but du présent article est de vérifier cette attribution, en proposant une origine géographique plus précise, et étayer ma proposition quant au mode d’acquisition de ces quatre objets.
Une ceinture caractéristique
La fiche d’inventaire de l’objet NATP 2003.0.931 le décrit ainsi : « ceinture d’homme en perles de nacre et d’écailles de tortue enfilées sur des fibres végétales tressées ». Il semble plus probable que les perles de nacre et d’écaille soient en réalité des disques de coquillage (vraisemblablement Tridacna gigas) et du bois de noix de coco enfilés sur des ficelles en fibre de coco (le « sennit »). Les disques sont répartis en sept rangs superposés. Ces alignements sont à la fois divisés en neuf sections et maintenus les uns sur les autres grâce à des barrettes transversales en bois (probablement de coco). Les fibres sur lesquelles sont enfilés les disques, sont nouées toutes ensemble aux extrémités de la ceinture de telle sorte qu’elles forment une cordelette assez épaisse pour être attachée au niveau du nombril.
Fig 1. Ceinture de Nevers – © Musée de la Faïence et des Beaux-Arts de Nevers.
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Afin de produire un effet esthétique, le créateur de cet objet a joué sur le contraste du blanc et du noir des matériaux et sur les alternances possibles dans chaque section, tout en composant un ensemble harmonieusement symétrique autour d’une centrale – laquelle est opposée aux cordelettes nues qui terminent la ceinture. Comme toujours dans l’art micronésien, la rareté des matériaux disponibles est très largement compensée par le soin apporté à la composition, à l’agencement chromatique, preuves d’une grande attention esthétique.
Les matériaux comme leur organisation et la forme générale de cette ceinture indiquent une origine micronésienne et précisément des îles Carolines. En effet, une rapide comparaison avec les bases de données muséales mises en ligne permet de retrouver des objets similaires, au musée du Quai Branly – Jacques Chirac à Paris (n° 71.1909.19.52.1 Oc D) ou au musée d’ethnographie de Genève (ETHOC 022063 et ETHOC 013604) par exemple. De même les références publiées sur cet objet ne manquent pas, que ce soient des catalogues d’exposition (Weiss & Petrosian-Husa, 1997 : 130, fig. 76), des estampes de l’artiste Paul Jacoulet (Polak & Sawatari, 2013 : 188, 197, 201, 208) ou encore des études sur l’art de Micronésie (Kaeppler, 2008 : 113, fig. 81). D’après le catalogue d’exposition Südsee Oasen produit par le Linden Museum de Stuttgart, cette ceinture s’appellerait « pek » (Heermann, 2009 : 147, fig. 172). La fiche d’inventaire précise un usage masculin pour cet objet, toutefois l’iconographie consultée tend à démontrer un usage féminin, la question reste entière dans l’état actuel des recherches.
Le peigne, objet d’apparat
Objet d’hygiène comme de parure, le peigne joue un rôle important en Micronésie où il maintient la chevelure masculine gardée longue et maintenue en chignon comme l’explique Adrienne Kaeppler en décrivant un masque célèbre du musée de Boulogne-sur-Mer (1997 : 198). La chercheuse américaine précise, sous couvert d’une communication personnelle de l’anthropologue Mac Marshall, que les peignes micronésiens servent occasionnellement d’arme (ibidem). Il faut dire que non seulement ces objets sont pourvus de plusieurs pointes, potentiellement mortelles, mais ils mesurent une trentaine de centimètres. Son maniement est facilité par sa forme : les tiges pointues se rassemblent en un sommet plus large d’où part un prolongement plus ou moins fin avec une partie sensiblement adaptée à la prise en main. Ce prolongement sert de support à des décorations supplémentaires : gravures dans le bois ou plumes attachées comme le montre une illustration présente dans la somme de Kaeppler, Kaufman et Newton sur l’art océanien (1993 : 436, fig. 416) ou encore dans l’ouvrage de Ingrid Heermann et Ulrich Menter consacré aux bijoux du Pacifique (1990 : 134, fig. 81).
Les peignes du musée nivernais répondent parfaitement à la brève description donnée ci-dessus. Le premier, NATP 2003.0.931.1, mesure 32 centimètres et possède cinq dents qui se terminent en un prolongement adoptant ayant la forme d’une bobine, pour une meilleure prise en main, se terminant en une tige effilée.
Fig 2. Peigne 1 du musée de Nevers – © Musée de la Faïence et des Beaux-Arts de Nevers.
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Un objet identique fut mis en vente à Paris (Drouot) le 26 mai 2003. Il provenait de la collection d’Adrien Vincendon-Dumoulin, ingénieur hydrographe de la seconde expédition de Dumont d’Urville, voyage qui passa par les îles Carolines (Dumont d’Urville, 1844). L’attribution micronésienne ne fait pas de doute et peut être donnée à ce premier peigne nivernais. Sans compter que les collections publiques possèdent aussi des peignes proches comme celui du muséum d’histoire naturelle de Lille (990.2.1468.1) ou encore celui du musée des Beaux-arts de Chartres (D.99.1.52).
Le second peigne, NATP 2003.0.931.2, mesure pour sa part 28 centimètres et compte six dents. Elles se rejoignent en un prolongement ressemblant nettement à une poignée terminée par une partie rectangulaire décorée.
Fig 3. Peigne 2 du musée de Nevers – © Musée de la Faïence et des Beaux-Arts de Nevers.
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L’attribution micronésienne, et particulièrement carolinienne, de cette pièce peut être confirmée par la conservation de deux peignes identiques, l’un au muséum d’histoire naturelle de Lille (990.2.1468.2) et le second au Château-Musée de Boulogne-sur-Mer (278.R10.S2). Enfin une photographie prise vers 1881 pour le compte du musée Godeffroy de Hambourg et aujourd’hui conservée au Weltmuseum de Vienne (Autriche) montre un insulaire de Chuuk (une des quatre îles principales des États Fédérés de Micronésie) avec ses parures dont un peigne proche de celui qui se trouve à Nevers (884, Photo collection). Deux termes vernaculaires semblent servir à désigner ces peignes. L’un est « tek », avancé par Kaeppler (1997 : 198) et le second, « ebidjau » est donné par Heermann (1990 : 134, fig. 81). Ce second mot est employé dans la langue de Chuuk.
La fronde, arme privilégiée en Micronésie
Le dernier objet est une fronde enregistrée sous le numéro d’inventaire NATP 2003.0.955. L’arme est d’une facture très simple : en ensemble tressé de lanières en fibres de coco avec au centre un renflement formant une poche où loger le projectile.
Fig 4. Fronde du musée de Nevers – © Musée de la Faïence et des Beaux-Arts de Nevers.
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La fronde est l’arme de prédilection des insulaires des Carolines et au-delà d’une large part de la Micronésie. Lors de son voyage autour du monde Dumont d’Urville en témoigne : « une de leurs principales armes, et dont ils se servent avec succès, c’est la fronde, habilement tressée en fil de coco ; ils lancent avec elle, des projectiles de la grosseur et de la forme d’un œuf, taillés avec soin dans une pierre basaltique » (Dumont d’Urville, 1842 : 138). L’extrait se rapporte précisément à la halte que fait l’expédition du 22 au 28 décembre 1838 à Chuuk dans les actuels États fédérés de Micronésie.
L’attribution micronésienne proposée repose plus que sur ce simple témoignage de visu du grand navigateur français. Le musée du Quai Branly – Jacques Chirac conserve une arme rapportée par l’expédition (71.1909.19.50 Oc D) et qui ressemble trait pour trait à celle du musée de Nevers : ensemble de fibres tressées, poche centrale pour loger la pierre et mêmes extrémités plus fines avec plumeaux de fibres terminales. De plus, un collaborateur de Dumont d’Urville a fait peindre cette arme. Une fronde figure sur la planche 58 du récit de voyage de Duperrey (Duperrey, 1826 : planche 58).
Un don ignoré des frères Jacquinot ?
Ces quatre objets remontent, d’après l’inventaire du musée, au XIXe siècle. La Micronésie n’a jamais été une région où l’influence coloniale française fut importante (aucune colonie ou terre annexée). Hormis quelques missionnaires et baleiniers, la présence française s’est bornée aux voyages d’exploration (Duperrey, Dumont d’Urville) ou bien à des escortes pour rassurer les quelques intérêts hexagonaux présents dans cette zone (missionnaires, commerçants indépendants). Les collections rapportées de Micronésie, particulièrement des îles Carolines, sont donc rarement anonymes. Il y a, de plus, peu de chance que ces objets proviennent du marché d’art sans une origine tracée car les pièces micronésiennes sont plutôt issues de collections connues (sorties de musées, collections privées datant des premiers contacts). Enfin, ces quatre objets semblent provenir de la même île, le lagon de Chuuk. Il apparaît donc que ces objets forment un ensemble, probablement collectés par une même personne ayant eu l’occasion de se rendre à Chuuk.
Sans exclure la possibilité d’un marin anonyme ayant fait un cadeau au musée de Nevers, il paraîtrait plus vraisemblable que ces quatre objets micronésiens proviennent d’un don des frères Jacquinot ou de leurs proches. En effet, les frères Charles-Hector et Honoré Jacquinot, natifs de Nevers, furent tous deux membres de la seconde expédition de Dumont d’Urville qui, comme indiqué plus haut, a relâché plusieurs jours en décembre 1838 dans le lagon de Chuuk. Il est donc vraisemblable que sur place les officiers de marine français obtinrent par échange ces objets à Chuuk, ou dans une attribution plus large, dans l’une des autres îles des Carolines abordées durant l’expédition : Ifaluk, Woleai, les îles Hall ou encore Ulithi (Volut, 1998 : 25). Les registres d’inventaire ne montrent aucune trace d’entrée de ces objets. Néanmoins, un oubli ou une perte de cette information est possible et expliquerait l’absence de connaissance sur la façon dont ils sont entrés au musée.
Remerciements
Je remercie Mme Sylviane Revel, documentaliste (Musée de la Faïence et des Beaux-Arts de Nevers) pour son aide précieuse.
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