D’un fait d’Histoire des sciences à la Science : les gorgones entre mythe et conservation en musée et in situ
From history of science to science: gorgonians in myth to museums and their conservation in nature
- Véronique Philippot
En 1741-42, une embarcation prospecte les côtes normandes au large de Caen. A son bord, le botaniste Bernard de Jussieu observe quelques productions marines. Ces faits entérinent une importante découverte : les plantes dites « pierreuses » sont en réalité des colonies d’animaux fixés. Cela fait le lien avec les travaux de Jean-André de Peyssonnel sur le corail rouge Corallium rubrum, une gorgone de Méditerranée. Les découvertes du siècle des Lumières s’inscrivent dans la longue histoire de construction des savoirs naturalistes. L’interprétation fabuleuse de la naissance du corail rouge est le mythe de la Gorgone dont le pouvoir pétrifiant a inspiré Linné, père des classifications scientifiques. Du statut antique de pierre sanguine à celui de bête, les gorgones ont nourri la polémique autour de leur nature. Longtemps simples curiosités pour l’histoire naturelle, ce qui a produit de belles collections à valoriser, elles sont désormais une ressource naturelle et une préoccupation à cause des perturbations écologiques locales ou globales. Depuis les années 2000, l’enjeu de conservation mobilise les sciences spéculatives pour anticiper le futur de gorgones et préserver ressources et écosystèmes. Mots clés : Plantes pierreuses - gorgones - mythe de la Gorgone - Histoire naturelle marine - cabinet de curiosités - collection muséale - conservation marine
In 1741-1742, a small boat surveyed the coast of Normandy, offshore of Caen. On board was botanist Bernard de Jussieu, observing some marine organisms from which he confirmed an important discovery: the so-called “stone-like plants” were in fact fixed animal colonies. This can be linked to Jean-André de Peyssonnel’s works on the red coral Corallium rubrum, a Mediterranean gorgonian. The discoveries of the Age of Enlightenment were part of the long history of the development of natural science. The fabled interpretation of the red coral birth was based on the Gorgon myth, whose petrifying power inspired Carl von Linné, the father of species taxonomy. From the status of blood stone during the classical era to the one of living animal, gorgonians have fuelled a controversy regarding their very nature. For a long time considered as mere oddities of natural history, that enhanced beautiful collections, they are now a natural resource and there is concern for their survival because of global and local ecological disturbances. Since the early 2000s, their conservation has required speculative sciences in order to anticipate the future of gorgonians and implement relevant resource and ecosystem programmes. Keywords: Stone-like plants - gorgonian corals - myth of the Gorgon - marine natural History - cabinet of curiosities - museum collections - marine conservation |
Les sorties en mer de 1741 et 1742 : des faits de science ancrés dans l’Histoire
Que nous livrent les écrits d’époque ?
Qu’est-ce qui a motivé ces sorties en mer ?
Les retombées de la validation des découvertes de Peyssonnel
Du mythe de la Gorgone Méduse aux plantes pierreuses
Construire des savoirs sur les gorgones dans un enjeu d’Histoire naturelle
Collectionner les gorgones : du cabinet de curiosités au musée
Quand observations et collections ne suffisent plus pour protéger la ressource
Les gorgones : une ressource parfois en péril et des paysages qui changent
Les gorgones appréhendées dans un enjeu de conservation in situ
Durant les intersaisons de 1741 et 1742, on aurait pu observer à plusieurs reprises une embarcation de fortune s’attarder de l’estuaire de la Seine jusque sur les côtes de la Manche aux environs de Caen. Mais ces promenades en mer n’attirèrent sans doute pas outre mesure l’attention des riverains ou des pêcheurs. La barque avait pourtant à son bord l’illustre naturaliste parisien Bernard de Jussieu (1699-1777) et un médecin de Caen qui s’adonnaient à d’étranges occupations. Ce fait devait entériner une découverte majeure pour l’histoire naturelle et rendre enfin justice à son auteur Jean-André de Peyssonnel (1694-1759), alors exilé dans la lointaine île de la Guadeloupe et qui se battait pour son heureuse découverte depuis presque 20 ans. La sortie en mer en Normandie avait pour objet des productions marines fixées sur le fond et alors classées parmi les Plantes, dont certaines nommées litophitons 1, 2 ou « plantes pierreuses » par les botanistes. Elles englobent des créatures comme les hydres et surtout le fameux corail rouge Corallium rubrum (Linnaeus 1758) exploité depuis l’Antiquité comme ressource précieuse et magique. Cet article relate d’abord, d’après les données bibliographiques, les faits qui se sont déroulés au large de Caen et leurs conséquences sur l’histoire naturelle du XVIIIe siècle, notamment sur la systématique des Invertébrés. Puis, dans la perspective d’ancrer l’événement à travers la vaste histoire des conceptions et savoirs autour de lithophytes particuliers nommés par Linné Gorgonia, nous reviendrons sur le mythe du corail rouge (appartenant aux Scleraxonia, l’un des trois sous-ordres qui recouvrent le terme de gorgone) et l’évolution des idées et des observations jusqu’au XVIIIe siècle qui firent basculer ces étranges créatures dans le règne des animaux. Ces découvertes concernent également d’autres Cnidaires qui sont les coraux bâtisseurs de récifs (Anthozoaires, Hexacoralliaires, Scleractiniaires). L’objet est donc d’actualité car ces formations à la fois géologiques et vivantes sont considérées comme le principal puits de carbone pour la biosphère. Or, ce sont des organismes très vulnérables au changement climatique global. Le sort du corail est assez médiatisé mais les perturbations écologiques affectant les gorgones sont moins connues bien qu’elles puissent former de remarquables forêts sous-marines dans les eaux superficielles du bassin caraïbe. La suite de ce travail se focalise sur les gorgones, d’abord comme objets de curiosité de l’histoire naturelle, ce qui a entraîné la constitution de belles collections, les plus renseignées étant utiles à l’étude, puis à travers l’enjeu contemporain de la conservation de la biodiversité. Toutefois, ces organismes subissent aujourd’hui des destructions inquiétantes et interpellent scientifiques et usagers. Nous verrons comment la gestion des aires marines protégées nécessite d’anticiper le futur incertain des écosystèmes où elles dominent et pourquoi les sciences descriptives ne suffisent plus. |
Les sorties en mer de 1741 et 1742 : des faits de science ancrés dans l’Histoire Que nous livrent les écrits d’époque ?
Dans la littérature spécialisée des XIXe et XXe siècles, des historiens des sciences (Lacroix, 1932 : 26) ainsi que des biologistes de renom français et étrangers évoquent ce fait d’histoire pour introduire leur propre sujet tant il marque un tournant pour la systématique (Lacaze-Duthier, 1864 : 11-12 ; Johnston, 1838 ; Lamouroux, 1816). Je me référerai à Jussieu (1745) lui-même, lequel a soigneusement consigné les faits (Fig. 1).
Fig. 1. Première page de l’article de Bernard de Jussieu (1745) publié dans les Jussieu prend la mer durant les automnes 1741 et 1742 en compagnie de Noël-Sébastien Blot, jeune médecin de Caen, futur titulaire de la chaire de botanique à l’université de Caen et un des fondateurs du Jardin botanique. Ce dernier connaît parfaitement la côte prospectée et présente « un goût naturel pour la Botanique et pour l’observation » (Jussieu, 1745). Les zones étudiées se situent entre Honfleur et Bayeux, complétées par des observations effectuées sur la côte de Dieppe au printemps 1742. Les sorties ont été préparées en tenant compte de la méthodologie décrite par celui qui avait déjà effectué ce genre d’observation sur les côtes africaines de Barbarie, J.-A. Peyssonnel. Les naturalistes embarquent donc de quoi faire des observations fines : bocaux en verre, loupes et microscope. Les naturalistes examinent tout ce qui se présente, c’est-à-dire le benthos arraché du fond de la mer et remonté au filet. Jussieu dit avoir constaté, parmi le fucus extrait des eaux, des formes qui leur ont paru non décrites par René-Antoine Ferchault de Réaumur, diverses corallines (algues marines), des organismes que les botanistes appellent Alcyonium (du grec alcyon qui désigne un oiseau marin) et une éponge dénommée rameuse. Ils remontent aussi la « main de mer » que Tournefort nomme fucus manum referens, « une prétendue plante décrite par Boccone et Lhwy » ainsi qu’une plante pierreuse, une sorte de Millepore. A l’exception des macroalgues (dotées du nom générique fucus), tous ces organismes sont caractérisés par une vie fixée au substrat et une organisation qualifiée de coloniale. Les créatures observées par Jussieu portent en particulier sur plusieurs organismes plus ou moins éloignés des gorgones : • des Alcyonaires (coraux mous) : Alcyonium digitatum Linnaeus 1758 (alcyon jaune ou « main de mer », masses charnues et lobées, jaunes, orangées ou blanches) ; Jussieu focalise sa démonstration sur ces quatre taxons et ne mentionne pas la pêche de spécimens de la gorgone Eunicella verrucosa (Pallas 1766) pourtant commune dans les eaux côtières de la Manche. Communément nommée pennache (ancienne orthographe de panache) de mer, elle orne ordinairement les cabinets de curiosités des maisons de Dieppe (Du Tertre, 1667). D’après Johnston (1838), Jussieu aurait réservé la description des autres spécimens pour un article ultérieur qu’il n’aurait jamais rédigé. Quoiqu’il en soit, Jussieu (1745 : 292) raconte combien ils furent étonnés des observations faites sur le bateau : « Nous avions soin de tremper dans nos bocaux une branche de chacune de ces plantes en particulier, et nous fûmes surpris au premier aspect d’apercevoir sans secours d’aucun instrument, des petits insectes qui avoient chacun pour loge une des petites cellules formées dans le tissu de ce qui paroissoient la feuille d’une plante ».
Qu’est-ce qui a motivé ces sorties en mer ? L’époque est alors riche en découvertes naturalistes et la décision de procéder à des observations in situ en mer (ou presque puisque les fonds marins demeureront inaccessibles longtemps encore) est une réaction à des faits de science précis. D’abord, les études d’Abraham Trembley sur l’hydre d’eau douce à partir de 1740 (Lenhoff & Lenhoff, 1988) démontrent essentiellement son animalité et la capacité de régénération d’animaux primitifs, ce qui bouscule à l’époque un dogme de l’histoire naturelle qui veut que les animaux ne se reproduisent que par voie sexuée (donc par fécondation). Il emprunte les méthodes de la toute nouvelle zoologie expérimentale, simplement doté de bocaux de prélèvements, d’une loupe et d’un microscope rudimentaire. Trembley découvre aussi que les Bryozoaires sont des animaux. Ces travaux interpellent la communauté scientifique de l’époque, notamment Réaumur qui suit les activités de Trembley depuis dix-sept ans et l’encourage à publier (Trembley, 1744). Ensuite, les faits précités remettent en mémoire les affirmations de Peyssonnel concernant gorgones et madrépores (appelés aujourd’hui scléractiniaires). En effet, le jeune médecin s’est sérieusement heurté au scepticisme des académiciens Jussieu et Réaumur (Lacroix, 1932 ; McConnell, 1990) vers la fin des années 1720 concernant l’animalité du corail et des organismes apparentés. Par conséquent, au siècle des Lumières, la question cruciale de l’animalité de tous ces organismes primitifs fixés à l’allure de productions végétales mérite un éclaircissement. Le naturaliste Jean-Etienne Guettard contribue aux études de terrain et se rend sur les côtes de Méditerranée et du Poitou pendant que Jussieu prospecte les côtes normandes. Comme le rappelle Lacroix (1932), « Réaumur, Bernard de Jussieu et aussi Guettard se décidèrent à ce par quoi ils auraient dû commencer, c’est-à-dire aller étudier la question dans la nature […] ». En effet, Réaumur publie depuis 1713 dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de nombreuses dissertations dans lesquelles il continue de considérer le corail comme une plante pierreuse sans jamais mentionner Peyssonnel. Suite aux sorties en mer faites au large de Caen, Peyssonnel prend connaissance des démarches et conclusions des académiciens de Paris, lesquelles vont dans le sens de celles qu’il défendait depuis si longtemps à travers de nombreuses dissertations et planches (Fig. 2) jamais publiées mais conservées 3. D’après les travaux synthétiques de Jan Vandermissen (2012b) au sujet de la nature du corail, Peyssonnel a peu publié mais s’employait à peaufiner et élargir un texte de base qui réitère ses observations initiales effectuées en 1725 sur les côtes de Barbarie en Afrique et qui avaient été envoyées sous formes de lettres à l’abbé Bignon, président de l’Académie de Marseille. Il existe de nombreuses copies manuscrites des lettres et dissertations de Peyssonnel au sujet des plantes pierreuses, ces copies étant principalement conservées au Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN) et à la British Library, tel le manuscrit non daté MS 677 recopié de la main de Bernard de Jussieu 4. Les choses ayant donc pris une tournure enfin positive mais ne protégeant en rien l’antériorité des découvertes, le naturaliste marseillais envoie de Guadeloupe en 1750 son fameux Traité du Corail de plus de 400 pages et résultant de plus de trente années d’observations à la Royal Society de Londres, lequel est ensuite traduit en anglais et enfin publié dans les Transactions philosophiques (Peyssonnel & Watson, 1753). La reconnaissance de la paternité de ses découvertes est donc enfin sauvée et entérinée. Peyssonnel meurt le 24 décembre 1759. L’inhumation à Anse-Bertrand n’a pu être enregistrée avant début 1760 (d’où parfois des erreurs de dates) car la famille ne se présente pas à temps. Sa tombe s’est probablement perdue sur une plantation coloniale. Je n’ai personnellement retrouvé aucune trace de son long séjour en Guadeloupe, ni tombe, ni épitaphe, ni nom de rue. Sa maison natale dans le quartier du Panier (50 rue Caisserie) occupée au rez-de-chaussée par une pizzéria n’expose elle-même aucune inscription commémorative bien qu’une rue de Marseille porte le nom de son illustre père Charles de Peyssonnel, médecin mort en soignant les lépreux de sa ville en 1720. C’est pourtant du quartier populaire que le jeune Peyssonnel allait observer les arrivées des pêcheurs sur le Vieux Port et qu’il aiguisa sa curiosité pour les choses de la mer. L’arbre généalogique de Peyssonnel en aval se perd dans les méandres des liaisons naturelles. D’après mes propres recherches au service d’état civil de Bisdary (Gourbeyre), Peyssonnel aurait engendré en Guadeloupe de son union avec Antoinette-Rose Perrée (considérant les enfants ayant atteint l’âge adulte) quatre filles et un héritier mâle, Sauveur Germain né en 1736. Ce dernier eut de nombreux enfants légitimes ou non morts en bas âge et un fils né en 1763 nommé René André Sauveur dont la descendance n’a pas été clarifiée. Il semblerait que la lignée mâle directe continuât par les jeux du métissage en usage aux Antilles, les noms de Peyssonnel étant encore présents en Guadeloupe sur la commune du Moule.
Fig. 2. Planche produite par J.A Peyssonnel, MS 44 (non daté), Service du Patrimoine, Les retombées de la validation des découvertes de Peyssonnel En 1745, Jussieu publie donc ses observations dans un article dédié aux productions marines jusque là considérées de façon erronée comme des plantes : « J’ai lieu de m’assurer qu’elles ne sont que des assemblages de loges d’animaux » (p. 294). Nous reprendrons ses termes (p. 293) à tendance métaphorique : « J’appelle et dans la suite j’appellerai en général Polype une famille d’insectes de la nature des vers plus ou moins longs, dans les uns desquels la tête et dans les autres le corps font ou environnez ou parsemez de cornes, qui servent aux uns comme de mains pour prendre les choses dont ils font leur nourriture, et outre cet usage tiennent encore lieu aux autres de pieds pour se mouvoir ». Le mot polype est attribué aux animaux tentaculés nommés insectes ou orties par Peyssonnel. Ce mot dont l’étymologie signifie « plusieurs pieds » (étymologie du mot poulpe) est imposé par Réaumur à propos des Hydres devenues donc les polypes d’eau douce. Linné leur préfère le nom d’Hydre en référence à la créature fabuleuse (monstre de Lerne) d’après le dictionnaire Guérin (1839). Jussieu et Réaumur nomment polypier la production des polypes mais considèrent de façon erronée qu’il s’agit de l’ouvrage solide secrété par les polypes à la façon des cellules façonnées par les abeilles. Cette idée fausse a été tenace et contredit la vision de Peyssonnel. Linné classe définitivement coraux et futurs Octocoralliaires dans le règne des animaux dans sa cinquième édition de Systema Naturae en 1748 sous le nom provisoire de Lithophyta (qui deviendra Zoophyta). Cette donnée est nouvellement intégrée au monumental dictionnaire de Diderot & d’Alembert (1751-1772) dans la rubrique très renseignée des Plantes marines. En outre, le biologiste Buffon (1707-1788) indique que « Peyssonnel avait observé et reconnu le premier que les coraux devaient leur origine à des animaux » dans l'article VII du premier discours de son Histoire naturelle. Peyssonnel est resté 33 ans sur l’île de la Guadeloupe sans revenir sur sa terre natale hormis un voyage effectué peu de temps avant sa mort dans l’objectif d’entériner la paternité de son œuvre en France. Dans cette perspective, il a fait lui-même en 1756 la traduction en français de son article paru trois ans auparavant dans les Philosophical Transactions. Le médecin naturaliste aurait pu poursuivre et consigner ses observations sur les lythophytes caraïbes, au gré des sorties en mer et des échouages de gorgones sur les plages et ainsi constituer la première collection de référence et premières descriptions scientifiques en tant qu’animaux. J’ai effectué des recherches documentaires dans ce sens, notamment sur les manuscrits envoyés de Guadeloupe et disponibles dans les fonds anciens de la bibliothèque du MNHN. Cependant, c’est à l’Académie de Marseille que j’ai enfin retrouvé la dissertation de 1733 (Fig. 3) qui fournit la clé de l’intrigue (Philippot, 2013). Peyssonnel y raconte qu’il a été absorbé par ses occupations de médecin et surtout adopte une posture qui décourage toute entreprise de collection de référence, de nomenclature et de catégorisation scientifique sur les gorgones antillaises. Il considère en effet que les formes végétales édifiées par les assemblages de polypes n’est « qu’un effet du hasard » et qu’il ne peut être un critère d’identification et de classement.
Fig. 3. Première page de la dissertation de J.A. Peyssonnel envoyée en 1733, Académie des Sciences de Marseille. Un demi-siècle plus tard, c’est à Caen que s’installe un précurseur de la biologie marine et un grand nom de la systématique des gorgones, Jean-Vincent Lamouroux (1779-1825) surnommé « le père des Polypiers ». D’après la biographie de Moreau (1964), le jeune naturaliste, reçu docteur en 1807, devient titulaire de la chaire d’histoire naturelle à l’Académie royale de Caen. Dans sa monographie sur les polypiers de 1816, il évoque la promenade en mer de Jussieu et Blot sur les côtes normandes. Il retravaille la classification des « polypiers coralligènes non entièrement pierreux » et introduit les notions de famille et d'ordre (Lamouroux, 1812) en incluant les clades des Antilles françaises. Il est l’un des premiers avec Lamarck (1816) à inventorier, à partir de spécimens de musées ou de cabinets de curiosités, des espèces des Caraïbes, contrée du monde où de véritables forêts de gorgones croissent à faible profondeur, et à les insérer dans une classification universelle. En résumé, l’intégration du groupe des gorgones et autres Cnidaires coloniaux fixés au règne animal et les avancées rapides de la systématique qui en découlent au XIXe siècle avec l’aide de la microscopie sont ancrées dans une approche disciplinaire, celle de la biologie (fondée par Jean-Baptiste Lamarck, 1801). En effet, le rationalisme permet d’évacuer les considérations métaphysiques et autorise à décrire objectivement et comprendre la nature et ses lois. C’est dans ce mouvement scientifique moderne que la question de l’animalité des Lytophytes a été débattue. Mais les gorgones étaient connues auparavant, d’abord par le corail rouge qui constituait une ressource précieuse mais aussi par les autres formes qui accrochaient parfois les filets des pêcheurs. Lorsqu’elles n’étaient pas assimilées aux monstres marins et rejetées en mer par superstition, elles constituaient des intrigues souvent exposées dans les cabinets de curiosités. Le nom lui-même de Gorgonia attribué au genre type des lithophytes par Linné (1758) permet de recréer du lien entre mythes de la mer et sciences, lui conférant son intemporalité et son universalité.
Du mythe de la Gorgone Méduse aux plantes pierreuses
Des fragments de corail rouge ont été retrouvés dans des tombes du Néolithique (Tescione, 1966 ; Skeates, 1993) et ce matériel précieux est connu depuis l’Antiquité pour ses prétendues vertus magiques et curatives inventoriées par Pline l’Ancien (livre XXXII). Son aspect intriguant, sa beauté et sa couleur à valeur symbolique puissante, ont inspiré la légende. Dans la mythologie grecque, la Gorgone Méduse est l’une des trois sœurs nées des divinités marines Phorcys et Cétos (Grimal, 1951). Une version avancée raconte, qu’abusée par Poséidon dans le temple d’Athéna, la belle est frappée de malédiction par la déesse en colère : quiconque croise le regard de la Gorgone devenu hideux est pétrifié, ce qui condamne la créature à une solitude punitive. Elle est décapitée par Persée et devient son stratagème fatal pour sauver sa bien-aimée Andromède, fille du roi d’Éhiopie. L’anthropologue de l’Antiquité Annalisa Paradiso (1992) et l’historien et anthropologue Jean-Pierre Vernant (2006) dissertent sur la dimension mythico-religieuse du monstre Gorgô en le superposant à l’Autre absolu, l’image redoutable de notre propre mort. La Gorgone du bouclier d’Athéna est un horrible masque mortuaire hypnotisant. Le mythe de la Gorgone est confondu avec celui de la Méduse, lequel est évoqué dans l’ouvrage de la biologiste Jacqueline Goy (2002) mettant en miroir mythe et biologie des méduses. Au premier siècle de notre ère, le poète latin Ovide propose un récit étiologique fabuleux pour expliquer la naissance du corail qui apparaît comme de délicats objets vermeils et rigides (Lafaye, 2002). Non seulement la tête de la Gorgone saignante engendre des larmes de sang pétrifiées qui dessinent les créatures, mais elle a le pouvoir de changer en corail les herbes souples pêchées par les nymphes lorsqu’elles se trouvent au contact du monstre. C’est le phénomène de pétrification qui est mis en avant ici et auquel Pline l’Ancien (livre XXXVII) fait allusion dans son traité des pierres précieuses : « La Gorgonie n'est autre chose qu'un corail et elle a été ainsi nommée parce qu'elle devient dure comme la pierre. » Le thème de la métamorphose est repris dans la littérature classique de manière récurrente et le corail (corail rouge) y tient une place centrale 5. On distingue donc d’abord une période antique durant laquelle le corail rouge est intégré au règne minéral et assimilé à une hématite 6 (Traité des pierres de Théophraste) puis une période durant laquelle la nature organique est reconnue mais incluse au règne des plantes. La place de ces organismes était cependant encore mal identifiée. Coraux et madrépores paraissaient résulter de substances qui durcissaient hors de l'eau ou étaient assimilées à des plantes qui devenaient pierreuses. Le passage du fond de la mer mystérieux à la terre ferme entraînait une sorte de métamorphose de la matière qui laissait perplexes les botanistes de la période pré-linnéenne (fin XVIe- début XVIIIe siècles). Toutefois, Rondelet (1554) inclut les plantes-animaux ou Zoophytes dans son Histoire naturelle des poissons (où il mêle objets naturels réels et figures fantastiques). De manière générale, les premiers botanistes se contentent de transmettre des savoirs anciens sur ces plantes énigmatiques qui poussent derrière le miroir du ciel. Encore aujourd’hui, la croyance populaire qui assimile plumes, fouets ou éventails de mer (autant de formes différentes de gorgones) au monde des plantes perdure. Cela fait croire en leur capacité de repousse après la coupe, ce qui contrarie les mesures de conservation de ces ressources marines (Philippot et al., 2014). Ceci n’est pas sans rappeler les croyances des Anciens qui préconisaient la tonte des étendues rouges sous-marines pour stimuler leur repousse tout comme le pâturage des pelouses vertes stimule la repousse des herbes. Lacaze-Duthiers (1864 : 273) rappelle déjà que le corail rouge n’est pas une ressource inépuisable comme le veut pourtant la croyance populaire qui perdure chez les corailleurs et préconise qu’ « il faut mettre le fond de la mer en coupe réglée, il faut l’aménager comme une forêt ».
Construire des savoirs sur les gorgones dans un enjeu d’histoire naturelle
Le début du XVIIIe siècle est une période innovante pour la science. Le comte de Marsigli (1658-1730), fondateur de l’Institut de Bologne, met en pratique les approches de la Nouvelle Science qui préconisent le terrain et la collecte de données chez les usagers de la mer, en particulier les pêcheurs (Vandermissen, 2012a). La généralisation de ces pratiques antiques (mises en œuvre au temps d’Aristote) et de l’expérimentation ouvrait la voie vers de nouveaux savoirs. En 1706, Marsigli crut enfin apporter les preuves convaincantes de l’appartenance du corail au règne végétal, lorsqu'il découvrit « de petits corps organisés et découpés en plusieurs parties, dans lesquels il crut trouver tous les caractères des fleurs » (Diderot & d’Alembert, 1751-1772). Dès 1707, le pharmacien italien Giacinto Cestoni (1637-1718) a le premier supposé l’animalité du corail dans une lettre adressée au botaniste Antonio Vallisnieri (Toni, 1907). Il faut attendre cependant les découvertes de Peyssonnel en 1725 pour ouvrir la troisième période avec la reconnaissance fastidieuse de la nature animale des Cnidaires fixés. C’est ici que s’insère l’épisode des sorties en mer au large de Caen qui entérinera les affirmations inlassables de l’infortuné Peyssonnel. Pourtant, celui-ci avait appliqué dix-sept ans plus tôt aux organismes fraîchement sortis des eaux des côtes de Barbarie (Afrique du Nord) une batterie de tests prouvant leur appartenance animale : observation directe des mouvements de ce que Marsigli avait déclaré « fleurs de corail », test au feu (eau du bocal contenant des branches de corail rouge mise à bouillir), test à l’acide, analyse chimique et enfin constat d’odeur de pourriture après la mort des « insectes » rappelant celle de poisson pourri. Peyssonnel assimile le suc laiteux sortant de l’animal pressé entre les doigts comme son sang ou sa liqueur vitale et déclare que les principes mis en évidence « ressemblent à ceux que l'on tire du crâne humain, des cornes de cerf, et des autres parties d'animaux » (Peyssonnel & Watson, 1753). Les gorgones sont désormais assimilées au règne animal et appréhendées comme des assemblages de petits animaux physiologiquement et anatomiquement connectés. Leur mode de nutrition basé sur la prédation est admis, même si plus tard on découvrira que beaucoup d’espèces possèdent des algues symbiotiques dans leurs tissus pour suppléer aux carences de la prédation dans certaines eaux du globe. Les progrès de la microscopie permettent de repenser leur classification qui était jusque là fondée sur les seuls traits morphologiques coloniaux (organisation générale, aspect des branches, aspect externe des loges où se trouvent les polypes, taille, couleur…). L’examen microscopique des axes et des corpuscules calcaires, qui servent de squelette et permettent la cohésion de l’ensemble à la fois souple et résistant, détermine les grands groupes de gorgones et permet de décrire de nouvelles espèces. Une nouvelle ère de la systématique des gorgones s’ouvre donc avec les recherches de Kölliker (1865), ce qui remodèle la classification de Lamouroux effectuée à l’université de Caen. La profusion de nouveaux savoirs apportés par l’observation (le plus souvent sur du matériel sec stocké dans les lieux dédiés à la conservation des collections zoologiques) et l’expérimentation en aquarium nourrit le champ de l’histoire naturelle. Aujourd’hui, Les biologistes contemporains admettent ces formations jadis assimilées aux plantes marines relèvent d’une organisation modulaire par répétition de polypes génétiquement assimilables à des clones puisque résultant d’une reproduction asexuée. Les gorgones seraient des édifices de « siamois multiples » plutôt que des colonies d’individus (Manfred Grasshoff, communication personnelle, 2015) parce que les polypes demeurent anatomiquement reliés entre eux. Sanchez et al. (2007) ont démontré que les organismes marins modulaires tels que les gorgones sont des variations autour d’un thème unique (par exemple la branche pennée pour les gorgones plumeuses) et que les traits modulaires peuvent se coupler et se découpler pour répondre aux contraintes environnementales et la vie benthique.
Collectionner les gorgones : du cabinet de curiosités au musée
La propension de l’humain à catégoriser, étape première de la conceptualisation, conduit les curieux et érudits à amasser, conserver et ordonner des objets par pur jeu intellectuel et esthétique. La première description de gorgone écrite, connue et transmise, date de Pline l’Ancien (premier siècle de notre ère) et concernerait un spécimen du genre Junceella rapporté de l’Océan Indien par les soldats d’Alexandre le Grand (Bilewitch et al., 2014). Toutefois, je me focaliserai plutôt sur les gorgones antillaises pour faire le lien avec le naturaliste Peyssonnel, bien que celui-ci n’ait, semble-il, constitué aucune collection dans les îles (Philippot, 2013). A partir du XVIIe siècle, marqué par une formalisation de la démarche expérimentale, les cabinets d’histoire naturelle sont pourtant très en vogue (illustrés par V. Levin, Het Wondertooneel der Natuure, 1706). Ils héritent des fantaisies d’érudits du mouvement humaniste du XVIe siècle à amasser des objets beaux et fascinants pour constituer des cabinets de curiosités. La présence des Français aux Antilles suscite alors un afflux d’objets naturels exotiques sur les marchés parisiens et les éventails de mer et autres délicats bouquets arrachés aux fonds marins décorent les compositions des curieux européens (Philippot, 2013, Philippot et al., 2015). Bredekamp (1996) affirme que les coraux (incluant les gorgones) jouissent d’un statut privilégié dans les cabinets de curiosités des XVIe et XVIIe siècles, ce qui aurait inspiré Charles Darwin pour représenter l’évolution du vivant par la symbolique du « corail de vie » (Bredekamp, 2008). En outre, les passions d’apothicaires collectionneurs tel Albertus Seba (1665-1736) marquent cette période de l’histoire naturelle. Ces collectionneurs sont souvent en réseau avec les naturalistes universitaires à qui ils fournissent le matériel d’étude obtenu grâce à leurs relations commerciales avec les compagnies maritimes. Des spécimens de gorgones exotiques se retrouvent ainsi dans le matériel d’étude de botanistes tels Charles de l’Ecluse (Clusius, 1605). Par la suite, des institutions d’État ou provinciales dédiées à la conservation et la valorisation d’objets d’histoire naturelle fleurissent un peu partout en France et héritent des collections privées (anciens cabinets de curiosités) dont les plus anciennes ont une valeur historique indéniable. Les musées peuvent également renfermer des trésors taxinomiques, les nouvelles espèces décrites provenant aussi bien du terrain que des collections. Pour illustration, la gorgone Sclerophyton bajaensis Cairns & Wirshing 2015 était conservée en musée comme spécimen non déterminé depuis 1959. Son examen récent a conduit à la naissance d’un nouveau genre du Pacifique oriental et à la résurrection de la famille Spongiodermidae (Cairns & Wirshing, 2015). Au-delà des besoins de la systématique, les collections anciennes fournissent des données comparatives pour évaluer l’évolution de la biodiversité, décider d’un état de référence avant perturbation (Hoeksema et al., 2014 ; Gatti et al., 2015) mais aussi surveiller l’évolution des cycles géochimiques. Par exemple, Baker et al. (2010) utilisent les gorgones comme indicateurs de changements climatiques (utilisation des isotopes du carbone) en se référant au matériel muséal témoin d’une époque antérieure aux bouleversements. En outre, même si leur valeur scientifique est discutable quand les spécimens sont peu renseignés (lieux précis, dates), les vieilles collections présentent un potentiel ethnologique pour comprendre les relations tissées entre populations littorales et objets de la mer. Ainsi, la petite collection d’Octocoralliaires Alcyonacea du muséum d’histoire naturelle de Nice est le produit de collectes locales effectuées dans un cadre scientifique ou non et de dons hétéroclites de spécimens exotiques (Philippot et al., 2015). Les noms vernaculaires attribués à quelques vieux spécimens sont parfois révélateurs tels la « gorgone Liante » Eunicella viminalis (singularis) signifiant « osier » et suggérant qu’on puisse en faire des liens ou la « gorgone gazon » qui trahit la croyance d’une éternelle repousse. De même, les traces des dépôts successifs au fil du temps sont autant de témoins de l’histoire. Ainsi, la collection du musée zoologique de Strasbourg riche d’une soixantaine d’espèces réparties en trois sous-ordres et dont la révision s’achève (données non publiées, Philippot, en préparation) fournit une vaste fresque d’une histoire transfrontalière franco-allemande autant riche que mouvementée. En ce qui concerne plus particulièrement les gorgones des Petites Antilles françaises, la première collection connue est constituée au XIXe siècle par le naturaliste Placide Duchassaing basé en Guadeloupe et fait l’objet de mémoires publiés (Duchassaing & Michelotti, 1860 ; Duchassaing de Fontbressin & Michelotti, 1866). Elle est en partie récupérée par le paléontologue italien Giovanni Michelotti en 1854 et est aujourd’hui répartie entre les musées de Turin, Florence, Paris, Harvard et Amsterdam (Volpi & Benvenuti, 2003). Il faut attendre les années 1980 pour l’étude in situ des gorgones ultramarines. Depuis 2010, quelque 900 spécimens de gorgones caraïbes provenant de l’université des Antilles (Guadeloupe) sont déposés sous le libellé « collection PHILIPPOT » au muséum d’histoire naturelle de Marseille. Cette collection a été inscrite l’année d’après au Patrimoine des Musées de France. Elle complète celles déposées dans les années 1980 au Muséum national d’histoire naturelle et au Musée océanographique de Monaco (Carpine & Grasshoff, 1985). Ces collections additionnelles ont constitué le matériel d’étude d’un travail doctoral dans le cadre d’une révision de la systématique des gorgones caraïbes (Philippot, 2017). Enfin, la constitution de collections d’étude est loin d’être une pratique appartenant au passé. De façon très encadrée et sous couvert des sciences, le monde de la recherche continue de collecter et de conserver pour mieux connaître et gérer la biodiversité actuelle et permettre des études phylogénétiques à la lumière de la biologie moléculaire (grâce aux marqueurs nucléotidiques). A titre d’exemple, l’expédition Madibenthos de 2016 organisée par le MNHN sur les côtes de la Martinique a permis de constituer une nouvelle collection de 438 spécimens prélevés dans 85 stations entre la surface et 30 m de profondeur et répartis en 40 espèces identifiées (Philippot & Ferry, rapport final de l’expédition Madibenthos, données non publiées) et a fait l’objet de prélèvements destinés au barcodage.
Frise chronologique Quand observations et collections ne suffisent plus pour protéger la ressource Les gorgones : une ressource parfois en péril et des paysages qui changent Depuis les années 1970, les grands aménagements littoraux et la destruction des mangroves en milieu tropical ont provoqué une hypersédimentation et une eutrophisation des écosystèmes marins côtiers, ce qui impacte fortement les organismes sessiles. De plus, au problème de la surpêche côtière, s’ajoutent des épisodes de mortalité massive due au champignon Aspergillus depuis les années 1980 (Smith et al., 1996). Les axes des gorgones sont mis à nu, ce qui accroît leur vulnérabilité aux bactéries et épibiontes (surtout des algues) qui s’installent alors sur les colonies. La faible résilience des polypiers résulte ainsi des effets combinés de la mauvaise qualité des eaux et de la détérioration des milieux littoraux. Dans le bassin caraïbe, les gorgones souffrent aussi souvent du manque de lumière à cause de l’expansion rapide d’épais tapis flottants de sargasses qui pullulent à la faveur des changements climatiques combinés à une élévation du potentiel trophique des eaux côtières locales, en lien avec la déforestation amazonienne. Parfois, au contraire, les forêts de gorgones se substituent aux formations coralliennes lourdement affectées par les perturbations climatiques, et les colonies y sont étonnement abondantes et développées (Philippot, 2017). En résumé, les gorgones jusqu'alors objets de curiosité pour les sociétés savantes sont devenues des objets d’attention et de préoccupation pour les acteurs des aires marines protégées.
Les gorgones appréhendées dans un enjeu de conservation in situ Il faut donc conserver le bon état des écosystèmes marins propices aux gorgones, voire restaurer les milieux, tout en préservant les activités humaines et en gérant la concentration des populations littorales. Ces programmes se heurtent aux conflits d’usages de la nature, les gorgones étant des biens communs, gratuits et sauvages, et provoquent parfois une confrontation des sphères privées et publiques dont les enjeux se jouent à des échelles de temps différentes (utiliser la mer pour gagner son pain ou envisager la mer comme une valeur patrimoniale). Voilà pourquoi la gestion participative des aires marines protégées est souhaitable et qu’il est aussi important de se renseigner sur les savoirs locaux et concrets des usagers de la mer (pêcheurs, centres de plongée...), ne serait-ce pour anticiper la pertinence et l’efficacité des mesures de conservation envisagées. Les études ethnographiques menées auprès de pêcheurs et de centres de plongée en Guadeloupe ont été menées dans ce sens (Philippot et al., 2014, Philippot, 2017). Recherche pluridisciplinaire (alliant biologie et sciences humaines) et gestion concertée par différentes instances publiques ou corporatives devraient donc interagir pour des enjeux de conservation. Mais, les sciences de la nature elles-mêmes ont dû évoluer pour répondre aux interrogations des gestionnaires. Quels choix concrets opérer : sites à protéger, niveau des mesures de protection, lutte contre les espèces invasives, réintroduction d’espèces, récifs artificiels… ? Quel est le potentiel de résilience des espèces soumises aux changements environnementaux (climat, acidification, pollutions diverses…) et biotiques (prolifération d’algues, espèces invasives et envahissantes…) ? Dans le cas des gorgones, aucune donnée ne renseignait par exemple sur le pouvoir de dispersion des larves et les potentialités du brassage génétique. La génétique des populations explore ces aspects. D’autre part, sonder le potentiel adaptatif d’une espèce nécessite de connaître l’histoire des lignées évolutives à travers celle d’une séquence de bases portant les empreintes d’incidents ou micro-évènements génétiques survenus depuis l’ancêtre commun. Les mathématiques viennent au secours des biologistes pour les reconstructions phylogénétiques. Ainsi, des programmes de recherche se développent depuis les années 2000 pour prédire les réponses des gorgones méditerranéennes (extinction, acclimatation, sélection, mutation, déplacement...) face aux changements climatiques ou à l’acidification des eaux. En résumé, la conservation requiert à la fois des savoirs compilés par l’histoire naturelle forte de ses collections d’étude et des savoirs nés des sciences spéculatives pluridisciplinaires.
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La construction des connaissances à propos des gorgones, tout comme pour d’autres objets naturels, n’est pas continue mais étroitement liée soit au cheminement des idées et des techniques soit au contexte socio-environnemental (Philippot, 2015 et 2019). Ce chemin présente deux ruptures majeures. La première est liée à la généralisation de la démarche scientifique au XVIIIe siècle et c’est dans ce cadre que les sorties en mer au large de Caen ont été décidées. La seconde, très récente, naît avec la prise de conscience de l’effondrement brutal de la biodiversité marine et la mise en péril des modèles socio-économiques associés. Désormais, les gorgones ne sont plus seulement observées mais font l’objet de spéculations puisqu’on s’intéresse à des entités qui n’existent plus (ancêtres communs de branches évolutives) ou dont le futur est hypothétique. Cependant, l’exploration de l’invisible et la modélisation fondent les savoirs modernes. Le direct contact avec l’animal se perd donc et la connaissance relève de spécialités pointues et de technologies sophistiquées. Face à l’accumulation des dysfonctionnements écologiques, la recherche ne se contente plus de décrire et de comprendre la nature et ses lois mais a aussi un rôle de lanceur d’alerte pour la cause d’un bien commun et doit anticiper les phénomènes et leurs impacts sur les ressources d’avenir et les futurs cadres de vie. Cependant, dans un monde abstrait où même les objets naturels sur lesquels se focalise la science deviennent virtuels, qu’ils sont appréhendés en termes de barcodes et de modèles mathématiques, l’existence de collections de ces vies passées est un retour ressourçant dans le concret. Le concret se lit tant à travers des restes animaux qui ont réellement vécu au fond des mers qu’à travers l’œuvre de ceux qui ont sacralisé l’animal en le conditionnant et en le dotant d’une précieuse étiquette. Les collections scientifiques, outre leur fonction utilitaire, matérialisent un trait d’union entre les histoires de naturalistes, érudits ou explorateurs et celles d’animaux qui suscitent la curiosité. Toutefois, même si les collections anciennes dont la vocation d’exposition en fait des ensembles esthétiques dans leurs vitrines dédiées, il serait très malvenu aujourd’hui de s’adonner à la fantaisie de collecter et d’amasser des productions de la mer. Les gorgones, comme beaucoup d’organismes benthiques, sont désormais très vulnérables et nous avons la responsabilité de pérenniser leurs populations in situ. C’est en effet au fond de la mer qu’elles accomplissent leur cycle de vie et remplissent des fonctions écologiques indispensables aux écosystèmes associés. C’est aussi ancrées au substrat qu’elles distillent toute leur grâce sans cesse en mouvement. |
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Véronique Philippot Bureau d’Études Naturum Études, 80 rue Roger Salengro 37000 Tours. Email : |
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