Histoires de collections : 1. La « mouette de Rossitten »
Collection stories: 1. The “gull of Rossitten”
- Cédric Audibert
Un spécimen de Mouette rieuse de la collection Côte au musée des Confluences (Lyon, France) fait partie des premiers oiseaux bagués par Thienemann découverts en France. Ce spécimen donna l’occasion à Thienemann de mieux faire connaître ses études sur la migration par la technique du baguage, en écartant les soupçons d’un éventuel usage militaire par les Allemands. Côte fit l’acquisition de l’oiseau bagué et rassembla une collection de documents qu’il fit relier en un volume. Puis, il fit lui-même fabriquer des bagues dont l’inscription « COTE / Villars-Ain » n’a jamais été jusqu’ici identifiée dans les collections. Il s’agit vraisemblablement de la première tentative de baguage d’oiseaux en France. Mots clés : Claudius Côte - Johannes Thienemann - correspondance - relations franco-allemandes - oiseaux - baguage - migration - Station ornithologique de Rossitten (Vogelwarte Rossitten) - musée des Confluences - Dombes (Ain) - Mouette rieuse - Chroicocephalus ridibundus
A specimen of the Black-headed Gull (Chroicocephalus ridibundus) from the Côte collection in the Musée des Confluences (Lyon, France) is one of the first birds, banded (ringed) by Thienemann, to have been recovered in France. This specimen helped Thieneman to develop his studies on migration by banding, despite the suspicion by Germany that there was a military purpose. Côte acquired this ringed bird, gathered all documentation and had it bound in one volume. He then had his own bird rings manufactured for him that carried the inscription « COTE / Villars-Ain » but these were never recognised until their discovery in his collection. Côte was probably the first to develop bird banding in France. Keywords: Claudius Côte - Johannes Thienemann - correspondence - Franco-German relations - birds - banding - migration - Rossitten Ornithological Station (Vogelwarte Rossitten) - musée des Confluences - Dombes (Ain) - Black-headed Gull - Chroicocephalus ridibundus |
Côte, Thienemann et la station de Rossitten
Claudius Côte, bagueur d'oiseaux
Claudius Côte (1881-1956) était un collectionneur lyonnais très éclectique qui, durant toute sa vie, rassembla des collections variées : monnaies, silex, fossiles, papillons, coléoptères, puces, oiseaux et mammifères de sa région, colibris, etc. A partir de 1905, succédant à son père comme négociant, il put s’adonner pleinement à sa passion, se mettant en quête de raretés et en s’appuyant sur un vaste réseau de relations qu’il développa continuellement (Clary, 2009 : 146). Ses collections d’histoire naturelle et d’archéologie sont conservées au musée des Confluences, à Lyon. Lisant une nouvelle dans la presse lyonnaise faisant état d’un oiseau trouvé bagué venant d’Allemagne, le jeune Côte se passionna d’emblée pour l’affaire ; il lui consacra une étude complète réunie dans un recueil de documents, de lettres et de photographies 1. Il faut dire qu’au moment de cette capture, en 1908, les oiseaux bagués étaient fort rares. La technique du baguage venait d’être inventée quelques années auparavant au Danemark : Hans Christian Cornelius Mortensen en 1899 avait été le premier à utiliser des bagues en aluminium 2 (Jenni & Gremaud, 1999) et en 1903, Johannes Thienemann (1863-1968), un ornithologue allemand, l’avait systématisée pour étudier la migration chez les oiseaux. En 1901, Thienemann avait créé à Rossitten, en Prusse orientale, la toute première station d’observation ornithologique au monde 3 et ce spécimen en provenait précisément comme l’indiquait sa bague.
Dans le contexte tendu régnant entre la France et l’Allemagne prussienne, à l’aube de la Première Guerre mondiale, cet oiseau étrangement bagué (Fig. 1) fit immédiatement peser des soupçons d’espionnage sur son voisin germanique 4. Le Nouvelliste de Lyon rapportait 5 : « Cet anneau porte le numéro 732 avec la bizarre inscription allemande « Vogelwarte Rositten ». La traduction littérale du premier mot donnant comme signification : « oiseau de garde, oiseau de forteresse », on se demande s’il faut supposer que nos voisins de l’Est ont songé à utiliser, concurremment avec les pigeons voyageurs, ces gracieux volatiles, comme messagers de guerre. » Le même journal publia aussitôt un démenti pour dissiper ces soupçons 6 : « La loi inflexible qui régit la composition des mots allemands nous oblige à traduire le composé « Vogelwarte » par « garde d’oiseau » et non « oiseau de garde » (…) L’inscription doit être (…) « Vogelwarter Rositten », « Rositten oiselier ». C’est en ce cas la marque de l’oiselier allemand (…) ».
Fig. 1. Vue rapprochée de la bague La suite de la note est fondée sur l’hypothèse d’une jeune fille allemande qui aurait bagué son oiseau favori, en des termes assez railleurs. L’anecdote ainsi reportée est révélatrice des rancœurs encore bien perceptibles en ce début de XXe siècle envers l’Allemagne qui infligea à la France, en 1871, une défaite humiliante, marquant la fin de l’Empire français et l’émergence de l’Empire allemand 7. Côte répondit au journal que l’objet de ce baguage était scientifique et avait pour objectif le suivi de la migration des oiseaux 8. Un peu plus tard, en mars, Le Nouvelliste vaudois, revenait sur l’épisode en se moquant de l’attitude française 9 : « Le 27 janvier 1908, une mouette portant une bague (…) était tuée à Lyon. Il n’en fallut pas davantage pour monter les imaginations françaises qui voient des traitres partout : dans une série d’articles d’une haute et savoureuse fantaisie, le « Nouvelliste » (de Lyon) montra l’Allemagne faisant des lâchers de mouettes de guerre (…). Quelques jours plus tard, une correspondance renseignait les Lyonnais : elle leur apprenait ce qu’était la marque « Rossiten » ; elle leur disait l’intérêt de ce contrôle des migrations des oiseaux… Les Lyonnais en tombaient des nues ! »
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Côte, Thienemann et la station de Rossitten
Claudius Côte écrivit à François-Alphonse Forel (1841-1912), professeur à l’université de Lausanne qui se proposa de servir d’intermédiaire avec Thienemann dans le cas où il ne souhaiterait pas correspondre directement avec un Allemand 10. Toutefois, Côte lui écrivit personnellement le 3 février 1908 11 en lui communiquant les textes parus dans la presse ; Thienemann répondit à Côte le 6 février 1908 dans une longue lettre commencée en ces termes 12 (Fig. 2) : « Sehr geehrter Herr ! » (Très cher Monsieur). Thienemann, loin de se formaliser par les textes peu amènes à l’égard des Allemands, fut ravi de la démarche de Côte et lui donna différentes informations sur cette mouette, née à Rossitten et baguée le 4 juillet 1907 en même temps que 57 autres poussins.
Fig. 2. Réponse de Johannes Thienemann à Claudius Côte, le 6 février 1908. Archives CCEC, cote 202. Thienemann donna à la rédaction du Nouvelliste 13 des explications sur le baguage et sur l’intérêt scientifique de signaler à la station de Rossitten les oiseaux qui en porteraient. Dans le même temps, il s’adressa aussi à la Société zoologique de Genève (Dr Poncy, également en relation avec Claudius Côte) à propos d’oiseaux bagués trouvés en Suisse et originaires de sa station. La société genevoise obtint ainsi des détails supplémentaires sur l’origine de la mouette 732 : « née près de Rossitten, sur les plages de la Kurische Nehrung (Prusse orientale) 14 » et fit passer le message de Thienemann regrettant que ses méthodes ne fussent pas mieux connues du public et que de nombreuses bagues finissaient jetées au lieu de lui être retournées. Cette communication indiquait que l’oiseau avait porté ladite bague durant sept mois et avait parcouru 1 500 km. Enfin, Thienemann écrivit au maire de Lyon 15, Édouard Herriot, au sujet de ses expériences sur la migration, le priant de faire publier ces informations dans la presse locale. Côte de plus en plus passionné par l’affaire, s’était mis en tête d’acquérir l’oiseau : le collectionneur y voyant une pièce fort rare, il dépêcha son ami Jules Ferrario, taxidermiste à Lyon, pour tenter de l’obtenir auprès de son découvreur, Charles Boisson, à Beauregard, dans l’Ain, ce qui fut fait pour 12 francs 16. L’animal fut récupéré vivant (mais avec une aile coupée) par Ferrario à qui Côte demanda de le tuer, de le sexer et de l’empailler (Fig. 3). Le 5 février 1908, il se rendit chez Ferrario pour assister à la dissection de la mouette et au montage de celle-ci par son préparateur, M. Nelle. Après dissection des viscères, il fut établi par l’observation des « granulations des organes 17 » qu’il s’agissait d’une mouette femelle, « de l’année, car elle [avait] encore la queue barrée de noir 18 ». Des photos furent prises dans la foulée, possiblement par l’entomologiste lyonnais Henri Testout, adepte du format 13 x 18 (Figs. 4-5). La mouette avait été capturée blessée sur la Saône, près de « l’île de Grelonges 19 » sur la commune de Fareins (Ain), à 4 heures de l’après-midi, le 27 janvier 1908 : autant d’informations qui, avant la présente synthèse, manquaient à ce spécimen simplement étiqueté « Villars-les-Dombes » comme la plupart des éléments de la collection Côte.
Fig. 3. La « Mouette de Rossitten », un spécimen de la collection Côte entré en 1925 au Muséum de Lyon avec l’ensemble de la collection dite régionale et qui avait été à l’origine de l’inauguration d’une nouvelle salle d’exposition (la « salle Côte »). Figs. 4-5. Photographies argentiques prises vraisemblablement en 1908 après taxidermie. Thienemann demanda à Côte la restitution de la bague. Mais l’oiseau ainsi privé de toute originalité aurait perdu beaucoup de son intérêt aux yeux de son collectionneur ; aussi Côte refusa-t-il et lui envoya un dessin de la bague en guise de compensation !
Claudius Côte, bagueur d’oiseaux
Au-delà de l’anecdote, cette histoire nous renseigne par ailleurs sur les premières tentatives de baguage par Claudius Côte avec des oiseaux de Villars-les-Dombes (bourgade située dans une célèbre région d’étangs du département de l’Ain), où nombre d’espèces se reposaient ou s’y reproduisaient, comme la Mouette rieuse, Chroicocephalus ridibundus (Linné, 1766), anciennement Larus ridibundus (84 observées en 1905 20 et 64 en 1906 21). Côte s’adressa à H. Hauptner, un fournisseur allemand basé à Berlin qui produisait des bagues en aluminium. Il lui demanda d’en fabriquer en deux tailles différentes sur le modèle de celles de Rossitten, en les adaptant de la sorte : « 8 COTE 8 / Villars-Ain » + numéro de 1 à 1 000 22. Celles-ci furent livrées le 14 mars 1908 23. Deux échantillons de bagues, les plus petites que Hauptner n’eût jamais produites (3 mm de hauteur pour 10 mm de longueur), sont présents dans le recueil de Côte 24(Fig. 6).
Fig. 6. Deux bagues de Côte fabriquées par Hauptner en 1908. Archives CCEC, cote 202. Le 18 février 1908, écrivant de nouveau à Thienemann, Côte lui fit part de son souhait de baguer tous les oiseaux relâchés, espérant « qu’une de [ses] mouettes [irait lui] rendre visite ! 25 » . L’histoire entre les deux hommes s’arrête ici et nous ignorons si Côte a mené son projet de baguage jusqu’à son terme. Aucun oiseau muni d’une bague « Côte » n’a été localisé dans les collections à ce jour, mais les bagues lui ayant été livrées, il est raisonnable de penser qu’elles aient été utilisées. Côte pourrait alors avoir été le premier bagueur d’oiseaux français 26, à la suite des Allemands, et la Dombes devenir le premier site où ces baguages furent effectués. |
En ce tout début de XIXe siècle, où il s’est beaucoup investi dans la chasse aux oiseaux en Dombes, avant d’embrasser d’autres activités, Côte publia un catalogue des oiseaux du département de l’Ain (Côte, 1907) au sujet desquels il se félicitait d’avoir tué au moins un exemplaire de chaque espèce. C’était un collectionneur obstiné, prêt à tout pour obtenir la pièce convoitée. La mouette de Rossitten, si précieuse aujourd’hui en tant que témoin d’une pratique scientifique balbutiante, fut l’une de ses toutes premières acquisitions et le recueil qu’il lui consacra rend compte de son organisation, de sa persévérance dans la recherche et des potentialités de son réseau. Homme de correspondance et de négociation, il est devenu le plus grand mécène du muséum d’histoire naturelle de Lyon au XXe siècle et sa collection d’oiseaux, aujourd’hui regroupée au Centre de conservation et d’étude des collections du musée des Confluences, est l’une des plus importantes de l’établissement.
Nous remercions vivement Yves Thonnerieux et Hubert Bonnetain pour leur intérêt, leurs commentaires et les précisions qu’ils ont apportées. |
Côte C., 1907. Catalogue des Oiseaux du département de l’Ain. Annales de la Société linnéenne de Lyon, 53 : 79-86. Clary J., 2009. Les ailes de la Soie. Silvana Editoriale et Musée des Confluences, 160 p. De Bont R., 2011. Poetry and Precision: Johannes Thienemann, the Bird Observatory in Rossitten and Civic Ornithology, 1900–1930. Journal of the History of Biology, 44 : 171–203. Fleury-Hermagis J., 1871. Le service des dépêches par pigeons pendant le siège de Paris. Le moniteur scientifique – Quesneville, Journal des sciences pures et appliquées, 341/342 : 195-198. Jenni L. & Gremaud J., 1999. Cent ans de baguage d'oiseaux au service de la science et de la protection de la nature. Nos Oiseaux, 46 : 133-144. |
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Cédric Audibert Musée des Confluences, Centre de conservation et d'étude des collections, 13A rue Bancel, 69007 Lyon. Email : |
Audibert C., 2018. Histoires de collections : 1. La "Mouette de Rossitten". Colligo, 1(1). |