Le moussier attribué à Jean-Jacques Rousseau du musée des Arts décoratifs de Paris
The moss herbarium attributed to Jean-Jacques Rousseau from the Musée des Arts décoratifs in Paris
- Marc Philippe
Un moussier est conservé au musée des Arts décoratifs de Paris, auquel il fut légué en 1912. Il est réputé dû à Jean-Jacques Rousseau et les annotations des spécimens sont bien de la main du philosophe. Ce moussier n'a cependant été étudié que pour ses annotations et jamais d'un point de vue botanique. L'examen des bryophytes montre que les spécimens ont probablement bien été collectés par Rousseau lui-même. Leur diversité, le soin avec lequel ils ont été choisis puis montés et la qualité des identifications suggèrent une expertise peu commune pour l'époque. Plusieurs indices confirment que ce moussier pourrait être celui offert par Rousseau au magistrat Lamoignon de Malesherbes en 1771. Mots clés : Bryophytes - 18e siècle - herbier - histoire de la botanique. A moss herbarium is kept in the Musée des Arts décoratifs de Paris, to which it was bequeathed in 1912. It is said to be the work of Jean-Jacques Rousseau and the annotations on the specimens are indeed in the philosopher's hand. However, this moss book has only been studied for its annotations and never from a botanical point of view. The examination of the bryophytes shows that the specimens were probably collected by Rousseau himself. Their diversity, the care with which they were chosen and then mounted, and the quality of the identifications suggest an expertise that was unusual for the time. Several clues confirm that this moss herbarium in the Musée des Arts décoratifs might be the one given by Rousseau to the magistrate Lamoignon de Malesherbes in 1771. Keywords: Bryophytes - 18th century - herbarium - history of botany. |
Description du moussier - le volume et les pièces incluses
Description du moussier - les bryophytes
D'où proviennent les échantillons récoltés ?
Le moussier est-il bien une réalisation de Rousseau ?
Que permet de conclure ce moussier quant à l'expertise de Rousseau en matière de bryophytes ?
S’agit-il du moussier offert à Malesherbes en 1771 ?
Le devenir du moussier après 1771
En 1912, le comte de Rambuteau a légué aux musée des Arts décoratifs (MAD) à Paris, avec une collection de livres anciens, un herbier de mousses attribué à Jean-Jacques Rousseau (Mabille, 1978). Ce moussier a été étudié surtout pour ses annotations (Gasbarrone, 1988 ; Ducourthial, 2009 ; Kobayashi, 2012), mais il ne l’a jamais été d’un point de vue bryologique, ni par Biers (1928), le premier cryptogamiste à signaler l'intérêt de Rousseau pour les mousses 1, ni même par Bonnot 2 qui donne la première illustration de ce moussier en 1962. Si les annotations ont bien été reconnues comme autographes de Jean-Jacques Rousseau (Kobayashi, 2012), plusieurs questions subsistent : d'où proviennent les échantillons récoltés ? Que permet de conclure ce moussier quant à l'expertise de Rousseau en matière de bryophytes ? Pourrait-il s'agir du volume offert par Rousseau à Malesherbes à l'automne 1771 ?
Le moussier du MAD a été étudié pour ses bryophytes en octobre 2022. L’approche a été conduite sans hypothèse préconçue, ni sur le collecteur, ni sur le(s) lieu(x) de récolte. L’observation a été faite avec une loupe binoculaire Wild M3 permettant d’obtenir des grossissements de 120 x. Étant donné le caractère patrimonial du moussier, les prélèvements n’étaient pas autorisés, pas plus que les humidifications temporaires. En conséquence, plusieurs déterminations sont hypothétiques, ou limitées à des niveaux supra-spécifiques. Tous les binômes botaniques utilisés ici se réfèrent à TAXREF v15.0 (Gargominy et al., 2021). Après une première page vierge, les cinquante-deux pages suivantes portent au coin supérieur droit de leur recto une numérotation faite à l'encre. Les pages suivantes ne sont pas numérotées ; pour en désigner une, la numérotation a été poursuivie virtuellement. Ainsi la notation "68R" correspond au recto de la page 68, c'est à dire de la seizième page après la page numérotée 52. La graphie de ces numéros ne semble pas différer de celles des autres annotations. Description du moussier - le volume et les pièces incluses Il s’agit d’un volume monté de façon artisanale. Il est fait de cahiers, chacun de huit feuilles pliées en deux (donc seize pages par cahier), cousus avec une ficelle grossière. Certaines pages ont été coupées à leur base (à env. 1 cm de la reliure). Les tranches n’ont pas été rectifiées. Elles portent des traces de marbrures rouges vermillon, d’origine incertaine. La reliure cartonnée (155 x 85 mm environ) est robuste. Les contreplats sont en papier vergé, les plats et le dos en papier marbré brun monochrome (Fig. 1).
L’ensemble est glissé dans un étui complet (180 x 90 mm), nettement plus luxueux, couvert de maroquin à longs grains bleu sombre et orné de deux roues en dorure au petit fer. Au dos, il porte un titre doré au fer « Herbier de J.J. Rousseau », dans un double cadre de filets dorés, sur maroquin à longs grains rouge. Le matériau, recherché et cher, était en vogue au début du 19e siècle. On note l’absence de fioritures, de marque personnelle, d’ex-libris. Le papier des cahiers est blanc, épais et de belle qualité, vergé, incluant un filigrane dit « à la crosse de Bâle », sans date ni nom de fabricant 3. Le premier contreplat porte à l’encre « D18912 » et au crayon « 136 », ce qui pourrait correspondre à des cotes de bibliothèques 4. Le moussier inclut trois pièces volantes. L’une est un bref autographe qui pourrait être dû au comte de Rambuteau 5 : « Herbier de Jean Jacques Rousseau, in-12, dans un étui de mar. bleu à longs grains du commencement du XIXe siècle. Cet herbier composé par Rousseau, renferme 53 feuillets contenant un grand nombre de petites plantes, algues et lichens, montés avec le plus grand soin. En regard de ces feuilles se trouvent écrits, en latin, les noms des diverses variétés. Ces noms sont quelquefois accompagnés de petites notes en français, le tout autographe de J.J. Rousseau. Ce précieux petit herbier dont la conservation est parfaite, m’a été vendu par Leclerc 6 qui l’avait acheté à Berlin, en janvier 1910 ; chez l’antiquariat Breslauer 7 ». Une autre est une attestation, sur papier à entête, de la Maison Charavay, spécialisée dans la vente d’autographes, datée du 21 janvier 1910 : « Je certifie que les annotations placées en regard des variétés de mousses collées sur le petit registre ci-joint sont autographes de Jean Jacques Rousseau – Charavay ». L’auteur pourrait être Noël Charavay 8, alors directeur de la maison Charavay. La troisième pièce volante est une mince bandelette de papier qui porte, à l’encre brune, d’une écriture qui ne ressemble pas à celle de Rousseau : « Borrago orientalis ». Elle est au 68R. Cinquante-deux rectos portent des échantillons botaniques. Ceux-ci sont collés par des bandelettes de papier épais doré et pailleté (Fig. 2), ressemblant fortement à celles qui fixent, à Neuchâtel, les spécimens préparés par Rousseau (Philippe et al., soumis). Par contre, il n’y a nulle part ici trace d’un cadre tracé à l’encre comme Rousseau l’a fait pour d’autres herbiers.
Sur la plupart des versos en regard des échantillons, il y a des noms botaniques, en grande majorité des binômes linnéens 9. Ces noms sont parfois accompagnés d'annotations, qui ont été transcrites par Kobayashi (2012) 10. Certaines annotations sont au crayon, d’autres à l’encre. La grande majorité semble indubitablement de la même main. L’écriture est tout à fait semblable à celle associée aux mousses des planches préparées par Rousseau à l’herbier de Neuchâtel. Cependant Takuya Kobayashi (2012) a choisi de ne retranscrire qu’une partie des annotations (sans expliquer systématiquement ses choix). Au moins une annotation pourrait être d’une main différente, faite en biais, au crayon graphite, sur le recto 4R 11. Des signes à côté des échantillons 12, tracés à l’encre rouge ou noire, ou encore au crayon, peuvent être des chiffres, des lettres ou autres, et renvoient aux légendes à gauche. La distribution dans le volume de ces signes semble aléatoire ; au plus, quand il s’agit de chiffres ou de lettres sont-ils consécutifs sur un même recto (mais jamais d’un recto à l’autre). La disposition des échantillons est globalement soignée, jouant sur les symétries 13. Il y a souvent 3 voire 4 échantillons d’une espèce, et leur disposition trace des triangles ou des carrés réguliers, parfois des lignes, imbriqués dans les figures tracées par les échantillons des autres espèces. Un souci de symétrie paraît évident, rappelant la composition des planches de Haeckel (1899-1904). Les rectos, par la disposition de leurs échantillons, sont ainsi un peu comme des jardins à la française. Ce soin dans la disposition est surtout évident pour les rectos 3R à 45R, puis paraît devenir moins poussé. Description du moussier - les bryophytes Les échantillons ont visiblement été récoltés avec soin, nettoyés et séchés sous presse. La plupart sont pourvus de sporophytes (Fig. 3), même si, dans quelques cas, les urnes manquent, peut-être brisées au cours des manipulations ultérieures. Pour plusieurs des espèces, les sporophytes ne sont pas courants, ce qui implique qu'il y a eu une prospection détaillée. Les hépatiques ont été récoltées avec des périanthes et, dans quelques cas, avec même des sporophytes (Fig. 4). Cette régularité des échantillons avec organes reproducteurs en bon état (Fig. 5) ne semble pouvoir résulter que d’une collecte éclairée. Les principaux groupes morphologiques de bryophytes sont présents, hépatiques à thalle, hépatiques à feuilles, sphaignes, muscinées acrocarpes, muscinées pleurocarpes 14.
Dans le moussier sont insérés un taxon de fougères et un de plantes à fleurs. Le premier, Hymenophyllum tunbridgense, est une fougère assez fréquente en Angleterre mais rare en France. Pour Linné (1753, 2 : 1098), c’est bien une cryptogame, mais pas une mousse. Le second est une Lemnacée, Lemna trisulca. De même Linné (1753, 2 : 970) ne la range pas dans les mousses 15. Enfin, fait souvent occulté, le moussier contient sur son dernier verso, et donc bien à part des mousses, dix fleurs d’orchidées (Fig. 6).
Soixante-et-onze taxons bryophytiques de rang spécifique ont été distingués dans le moussier, pour la plupart identifiés au niveau spécifique (Tab. 1). D’autres espèces sont présentes à l'état de fragments associés en mélange, ne semblant pas avoir été collectés intentionnellement : Hypnum cupressiforme dans sa forme filiforme des surfaces verticales ; Zygodon sp. Aucun ordre évident ne semble présider à l’arrangement des taxons, ni celui (assez baroque) des illustrations de Vaillant, ni celui du Species de Linné, ni aucun ordre taxinomique contemporain. |
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D'où proviennent les échantillons récoltés ? Il n'y a qu'exceptionnellement indication de la provenance. Ceci est fréquent à l'époque et un contemporain comme Lamarck ne faisait pas autrement (Aymonin, 1981). Les deux seules indications sont celles de Monquin et du Pilat. Monquin est un lieu-dit de la commune de Maubec (Isère), où Rousseau habita de janvier 1769 à avril 1770. Les environs de cette ferme isolée des Terres Froides du Bas-Dauphiné ont fait l’objet d’une étude bryologique (Philippe, 2021). Le Pilat est un massif essentiellement granitique au sud de Lyon, culminant à 1400 m, que Rousseau visita en août 1769 (Léchot, 2021). L’écologie des espèces du moussier est diversifiée, certaines étant calciclines (Thamnobryum alopecurum) et d’autres calcifuges (Dicranum scoparium), certaines étant saprolignicoles (Tetraphis pellucida) et d’autres argiliclines (Atrichum undulatum) etc. La liste des espèces résulte donc de récoltes faites sans doute à plusieurs endroits, sans qu’il soit possible de préciser. La plupart des espèces ont pu être récoltées à proximité des endroits où il est attesté que Rousseau ait pratiqué la bryologie : Wootton Hall en Angleterre ; Monquin en Isère ; le Pilat dans la Loire et enfin Paris et ses environs. Aucune espèce typique des étages subalpin ou alpin n’est présente. Le moussier est-il bien une réalisation de Rousseau ? Mabille (1978) ne remet pas formellement en cause l’attribution à Rousseau 16 et ajoute que ce dernier avait appris à relier lui-même les ouvrages. Il remarque aussi que les bandelettes de fixation ressemblent à celles utilisées par Haller dans son herbier. Ces bandelettes du moussier sont également semblables à celles utilisées par Rousseau pour des planches de mousses de l’herbier de Neuchâtel, pour l'herbier de Berlin (Potonié, 1882) et pour l’herbier Delessert (Jaccard, 1894). On notera cependant qu’ici manquent les cadres tracés à l’encre rouge des herbiers de Neuchâtel et Delessert (Léchot, 2012). L'attribution à Jean-Jacques Rousseau de l'écriture n'a jamais été mise en doute. Il est peu probable qu’un faux ait pu être préparé sciemment avant 1910 (papier filigrané, choix des espèces compatible avec le parcours de Rousseau entre 1766 et 1771, mention des localités de Monquin et du Pilat, bandelettes de papier du type utilisé par Rousseau, écriture, présence d’espèces mentionnées par Rousseau par ailleurs). Il est peu probable qu’un moussier constitué par un autre botaniste ait fait référence incidemment à Monquin et au Pilat. Par la suite, on considérera donc que le moussier est bien une réalisation de Rousseau. Seule la bandelette portant le nom Borrago orientalis reste non attribuée. Que permet de conclure ce moussier quant à l'expertise de Rousseau en matière de bryophytes ? Au 18e siècle, la connaissance des bryophytes est encore embryonnaire. Vaillant avait fait à ce propos un travail remarquable mais, pour diverses raisons, resté sans suites. Buffon, qui avait un poids considérable dans le domaine de l’histoire naturelle, rejetait l’usage de la loupe (que l’on appelait alors un microscope). Ces plantes, peu utilisées en médecine, n’intéressaient guère. La situation était un peu différente en Angleterre et dans les pays du nord de l’Europe, où il semble que la bryologie était plus avancée, notamment grâce aux travaux de Dillen. Le Species plantarum de Linné (1753) illustre bien toutefois combien le groupe restait méconnu. Dans ces conditions, le simple fait d’avoir su distinguer soixante-et-onze espèces de bryophytes est remarquable. De plus, ces espèces sont représentées par des échantillons la plupart porteurs de sporophytes, ou de corbeilles à propagules. Le récolteur était donc conscient de l’importance de ces structures, dont on ne connaissait pourtant pas alors le rôle biologique. Le soin, enfin, avec lequel les échantillons ont été étalés, pressés, puis préparés et disposés, caractérise une observation minutieuse. Les annotations montrent que Rousseau a eu du mal avec les identifications. Il exprime parfois des doutes, par exemple à propos de Brachythecium rutabulum. Il doit faire la correspondance entre les ouvrages de Vaillant et de Dillen, illustrés mais utilisant des polynômes, et le Species plantarum, non illustré et basé sur une nomenclature binominale. Etant donné les ressources disponibles alors, ces difficultés et ces doutes ne doivent pas faire illusion. Il s’agit bien d’un excellent moussier de référence pour l’époque. Même s’il est possible (mais peu probable, du fait de l’homogénéité des bandelettes) qu’un ou quelques échantillons aient été ajoutés postérieurement à 1778, si toutes les bryophytes du moussier ont bien été collectées par Rousseau, alors l’ensemble caractérise une expertise remarquable, indépendamment de l’identification qui en a été faite. S’agit-il du moussier offert à Malesherbes en 1771 ? Selon Hocquette (1963), ce moussier pourrait avoir été donné par Rousseau à Sophie de Girardin, fille du marquis de Girardin, chez qui le philosophe mourut. Il est le seul à faire cette hypothèse. Barbara de Negroni (1991), avalisant les réserves de Leigh, pense que le moussier du MAD n'est pas celui offert par Rousseau à Malesherbes en 1771. La présence de Hymenophyllum, de Lemna et d'orchidées est troublante dans la mesure où ni Malesherbes, ni Rousseau, ne font allusion à la présence de ces non-bryophytes dans le moussier offert en 1771. Kobayashi (2012) fait l’hypothèse que le moussier du MAD soit celui que Rousseau donna à Malesherbes 17 en décembre 1771. Pour cela, il se base sur l’authentification de l’écriture et sur le fait que, dans une lettre à Gouan (26/12/1769), Rousseau affirme avoir « Tricomanes tumbridgense » (sic ; = Hymenophyllum tunbridgense) dans son moussier, qu’il a cueilli à Wootton Hall. Ce taxon est bien présent dans le moussier, en 13R, ce qui est remarquable puisqu’il ne s’agit pas d’une bryophyte. Cela impliquerait-il que le moussier offert à Malesherbes soit celui dont parle Rousseau à Gouan ? Dans sa lettre d’accompagnement de son envoi à Malesherbes, datée du 19 décembre 1771 18, Rousseau dit n’envoyer « que de vieilles mousses », sans doute pour dire qu’il ne s’agit pas de bryophytes récemment récoltées autour de Paris. Rousseau conservait donc des échantillons, sous une forme ou une autre 19. En ce sens, le moussier envoyé à Malesherbes n’était certainement pas tout le moussier de Rousseau. Rousseau dit aussi avoir mis dans le moussier envoyé à Malesherbes des points d’interrogation là où il n’était pas certain des déterminations 20. Il y a bien des points d’interrogations à plusieurs endroits du moussier du MAD. Par ailleurs dans sa lettre à Gouan citée plus haut, Rousseau dit lui envoyer le Lichen islandicus, dont il avait récolté des échantillons au Pilat. Dans le moussier du MAD on lit au 49V « Lichen Islandicus NB in monte Pilati » mais en regard (50R) l’échantillon manque ; Rousseau aurait-il détaché cet échantillon de ce volume pour l’envoyer à Gouan comme il lui propose de le faire pour l’Hymenophyllum ? Cela impliquerait que le moussier offert à Malesherbes soit celui dont Rousseau parle à Gouan. On voit mal Rousseau offrir un volume avec des échantillons manquants. Par contre Malesherbes a rédigé une note de deux pages autographes sur le lichen islandais, dont Grosclaude (1960 : 72), cite ce passage « J’ay le lichen islandicus dans l’herbier que m’a donné M. Rousseau, […] il y en a de ce pays-là [les Alpes 21] dans cet herbier que je tiens de lui ». Peut-être est-ce Malesherbes lui-même qui a détaché l’échantillon de lichen pour l’utiliser par ailleurs. Dans sa lettre du 17 avril 1772 à Malesherbes, Rousseau dit lui envoyer quelques mousses du bois de Boulogne et lui propose de les ajouter au « petit Moussier » envoyé en 1771 ». Les trois derniers doublets (recto numéroté & verso en regard), consacrés aux mousses, sont différents des autres. Ce sont les seuls où les annotations au verso sont faites au crayon de papier 22 et non à l’encre. Timothée Léchot y reconnaît l'écriture de Rousseau (com. pers.). Une certaine confusion y règne, l’annotation du verso 51 correspondant à un échantillon du recto 53. Les espèces présentes, Calliergonella cuspidata et Homalothecium lutescens, ainsi que celle suggérées par les annotations, Bryum pyriforme ou Funaria hygrometrica, sont connues des environs de Paris au 18e siècle (Vaillant, 1727). Ces trois doublets pourraient correspondre à l’ajout ultérieur suggéré par Rousseau. Enfin, un argument pourrait être le soin extrême avec lequel a été composé le moussier du MAD 23. En effet Bulliard, dès la première édition de son Dictionnaire de botanique en 1783 24, assure que le moussier offert par Rousseau à Malesherbes était fait « avec tout le soin et l’art possible » et au format in-8. En 1804, Prévost assure que « Son Moussier, de format in-12 25, était un petit chef-d'œuvre d'élégance ». Cette phrase a souvent été reprise (e.g. Musset-Pathay en 1821). Prévost a été précepteur de la famille Delessert à Paris de 1774 à 1780, il pourrait ne parler que par ouï-dire. Les Delessert ont pu lui parler d’un moussier que Rousseau leur aurait montré lors de son passage à Lyon au printemps 1771 (et qui serait alors celui mentionné à Gouan), ou du moussier envoyé à Malesherbes. Il n’est pas certain que le moussier mentionné à Gouan soit un volume relié plutôt qu’un ensemble de collectes non fixées. À la fin du moussier du MAD, on trouve donc plusieurs fleurs d’orchidées, presque toutes du genre Orchis (s.l.). Rousseau s’est questionné sur ce genre et a envoyé au moins un échantillon à Claret de la Tourrette (Danet, 2011). Mais il serait étonnant qu’il ne mentionne pas ces fleurs à Malesherbes. Il faudrait alors faire l’hypothèse que ces fleurs aient été insérées postérieurement par Malesherbes ou un tiers, comme la sœur de Malesherbes 26 par exemple. Le devenir du moussier après 1771 Après la condamnation et l’exécution en avril 1794 de Malesherbes, qui avait accepté d’être l’avocat de Louis XVI, ses biens ont été confisqués. Un inventaire de son herbier existe, dressé en août 1794 par Desfontaines pour la Commission temporaire des arts (ANF171336) 27. Cet inventaire mentionne cinquante-neuf « porte-feuilles », couverts de parchemin, dont les no 1, 2, 3 et 4 contiennent « des mousses, des lichens et des lycopodes des environs de Paris ». Le no 58 28 est décrit lui comme « un petit porte-feuille in-12 de carton recouvert en parchemin blanc, il contient quelques cryptogames peu intéressantes ». Ce que désigne Desfontaines comme « porte-feuille » n’est pas tout à fait clair, mais le format in-12 et le fait que ce volume soit listé à part interroge. Serait-ce le moussier offert par Rousseau ? Plus tard, en 1797, la bibliothèque de Malesherbes est vendue. À cette occasion, Nyon en fit un inventaire (Nyon, 1797), qui inclut l’herbier, sous le no1356. Nyon y reprend l’ordre de Desfontaines, ainsi que les descriptions de contenu (simplifiées), mais ne dénombre que cinquante-six portefeuilles. Rien ne paraît correspondre au moussier in-12. Cependant d’après Pierre-Yves Lacour (2014), ce catalogue pourrait ne pas être complet. Les biens sous séquestre des condamnés de la Terreur ont été rendus à partir de 1802, mais je n’ai pu trouver trace de la restitution d’herbiers à des ayant-droits de Malesherbes. Le cryptogamiste Montagne (1846) semble avoir connu le moussier que Rousseau envoya à Malesherbes, mais il ne le décrit pas. Les herbiers, entre autre objets d’histoire naturelle, ont particulièrement suscité la convoitise de la Commission des arts au moment de la Révolution 29. S’agissant de plus d’un objet confectionné par Rousseau, alors objet d’un culte fervent, on peut imaginer que le moussier offert par le philosophe ait été détourné à un moment ou à un autre peu après 1794. Une hypothèse de travail pourrait être qu’il serait ensuite passé dans les collections des Bonaparte, époque à laquelle il aurait été pourvu d’un étui en maroquin, puis qu’il aurait quitté la France avec la bibliothèque de l'impératrice Marie-Louise 30, plus tard vendue par Martin Breslauer 31. |
Lors de la professionalisation de la science au début du 19e siècle, la science académique s’est attachée à se démarquer des pratiques antérieures. La botanique, notamment grâce à Rousseau, avait été populaire à la fin du 18e, et son enseignement encouragé comme particulièrement propre à une initiation scientifique, notamment pour les femmes. À partir de la Restauration, la botanique professionnelle, longtemps exclusivement masculine, a largement déprécié la botanique de Rousseau. Malgré les résultats de Jansen en 1885, celle-ci resta sous-estimée jusqu’à la fin du XXe siècle (Cook, 2012). La réévaluation de la pratique de la botanique par Jean-Jacques Rousseau a démontré que le philosophe a aussi été un botaniste, notamment bryologue (Philippe, 2021). L’étude de ses herbiers, dont celui du musée des Arts décoratifs, le confirme. L’attirance de Rousseau pour un domaine aussi peu évident que la bryologie peut étonner. Initié tardivement à la botanique (il avait alors cinquante ans), il aurait pu trouver plus facile de se limiter aux plantes à fleurs. En 1768, quand il commence en Angleterre à s’intéresser plus spécialement aux cryptogames (au sens de Linné), ce groupe est encore méconnu. Rousseau y a-t-il vu une opportunité de faire avancer les connaissances, de se faire une réputation, ou un domaine où la concurrence était moins forte ? Ou plus simplement s’y est-il penché car des amis comme la Duchesse de Portland ou Malesherbes s’intéressaient à ce groupe ? Rousseau comme bryologue reste largement une énigme. |
L'aide apportée par le personnel du musée des Arts décoratifs, et tout particulièrement celle de Sonia Aubès, est très appréciée. Merci aussi à Sarah Benharrech pour la communication d’importantes données sur Malesherbes. Timothée Léchot et Pierre-Emmanuel Dupasquier, de l'Université de Neuchâtel, sont chaudement remerciés de leur aide efficace et de leur soutien constant dans l'exploration des traces de l'activité bryologique de Jean-Jacques Rousseau. Vincent Hugonnot a aimablement aidé à l'identification de quelques échantillons. Boris Presseq du Muséum d’Histoire naturelle de Toulouse et Mélanie Thiébaut de l’Herbier de l’Université Lyon I ont eu la gentillesse de relire attentivement le manuscrit initial.
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