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Objets de Micronésie dans les musées français, des trésors insoupçonnés

 

Objects from Micronesia in French museums, unsuspected treasures

 

 

 

Résumé Plan Texte Bibliographie Annexe Notes Auteur Citation PDF

 


Résumé / Abstract


L’aire culturelle traditionnellement dénommée « Micronésie » apparaît comme le parent pauvre de la recherche océanienne en France. Cet état de fait, dû à diverses causes, a une répercussion sur la connaissance des collections muséales. Ainsi, les productions matérielles micronésiennes forment le corpus le moins important des collections océaniennes. En outre, elles sont les moins bien connues voire reconnues. Le présent article s’attache à dresser un état des lieux de cette méconnaissance et à mettre en lumière les premiers constats obtenus dans le cadre d’un travail préparatoire à une thèse de doctorat sur ces collections de Micronésie dans les musées publics français. 48 musées français ont été contactés faisant état de 828 objets dont certains ne sont pas micronésiens. Il s'agit d'armes, de parures, d'objets du quotidien ou de la vie religieuse, de tissus, d'objets liés à la navigation et de restes archéologiques.

Mots clés : Micronésie - muséologie – collections - expédition Dumont d’Urville

Abstract: The cultural area commonly called ‘‘Micronesia’’ appears as the poor relative of French cultural research in Oceania. This situation, resulting from a variety of causes, has an effect on the museum’s collections knowledge. Indeed, the Micronesian materials are considered least important of all Oceanian collections, also they are the less well known or recognized. This article is designed to give an overview of this lack of knowledge and to highlight the first results of a preliminary survey which will lead to a PhD on Micronesian collections in French public museums. 48 French museums were contacted reporting 828 objects, some of which are not Micronesian. These are weapons, ornaments, everyday objects, religious objects, fabrics, navigational objects and archaeological remains.

Keywords: Micronesia – museology – collections - Dumont d’Urville expedition

 

 


Plan


Introduction

France – Micronésie, des liens ténus

État des lieux avant recherches

Chantier préalable : (re)découvrir les collections

Premiers constats

Conclusion

Références bibliographiques

Annexe

 


Texte intégral

 

Introduction

 

Depuis la proposition de Dumont d’Urville en 1832 (Dumont d'Urville, 1832 : 5), les archipels des Carolines, des Mariannes, des Marshall, des Gilbert 1 et l’île de Nauru sont regroupés sous le terme de « Micronésie » (d’après les racines grecques ‘‘petites îles’’). Bien que ce découpage régional soit désormais contesté (en particulier par l’archéologue Roger Green et le linguiste Andrew Pawley, Green & Pawley, 1974), notamment pour ses implications racistes (Tcherkezoff, 2009), l’habitude est restée.

Fig. 1. Carte de la Micronésie (source : d’après Wikimedia Commons).

Cette région d’Océanie présente plusieurs points d’intérêt. D’abord par l’ancienneté et la complexité de son peuplement en deux phases distinctes (la première vers 3000 BP et la seconde vers 1000 BP) (Kirch, 2017 : 150 ; Fitzpatrick, 2018 ; Athens, 2018) – dont témoignent notamment les systèmes linguistiques, moins homogènes que pour d’autres régions d’Océanie (Pawley, 2010 : 84). Ensuite, cette antique présence humaine a laissé de nombreuses traces archéologiques (Rainbird, 2004), dont le site de Nan Madol, surnommé la « Venise du Pacifique », est l’exemple le plus célèbre (Morgan, 1989). Mais au-delà des vestiges archéologiques, nos musées rendent compte des cultures matérielles des peuples micronésiens, productions culturelles sûrement des plus surprenantes du fait d’un environnement aux ressources limitées (Kaeppler, 1993, 2008 ; Rubinstein, 1998). Les collections publiques possèdent des objets de Micronésie depuis la toute fin du XVIIIe. Ce sont ces artefacts acquis durant une période qui va de la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, époque des premiers contacts puis de la colonisation, aux années 1990, époque d’intégration des îles de Micronésie dans la mondialisation moderne, qui seront au cœur du présent article.

Malgré un intérêt vif par les artistes de la Brücke (Gordon, 1987 : 373), avant-garde du début du XXe siècle, la connaissance et le goût pour les artefacts de Micronésie restent confidentiels. Quelques objets figurent régulièrement dans les parcours permanents des musées d’ethnologie et d’anthropologie, ou au sein d’expositions consacrées à l’Océanie ; mais rares sont les présentations entièrement dédiées à la Micronésie et à ses objets. Citons-en, toutefois, deux qui ont fait date : « The Art of Micronesia » donnée en 1986 à l’Université d’Hawaï (Feldman et Rubinstein, 1986) et « Südsee Oasen » en 2009-2010 au Linden-Museum de Stuttgart (Heermann, 2009).

En France, le Musée du Quai Branly a organisé en 2013 une exposition qui touchait indirectement à la Micronésie : « Un artiste voyageur en Micronésie : l’univers flottant de Paul Jacoulet » (Polak & Sawatari, 2013). Il s’agissait surtout de mettre en lumière le don d’œuvres de l’artiste qui venait d’être fait au musée. Cette exposition a eu l’heur de placer sous le feu des projecteurs cette région d’Océanie. Mais force est de reconnaître que généralement les productions matérielles micronésiennes restent peu connues. Quant à la recherche anthropologique sur les peuples et cultures de ces ‘‘petites îles’’, si les États-Unis, l’Allemagne et le Japon se distinguent, notre nation n’a que très maigrement apporté sa contribution. Ce manque d’intérêt a une cause historique, comme nous le verrons dans un premier temps, dont les effets perdurent aujourd’hui, aussi bien dans le cadre universitaire de la recherche qu’au sein des musées. Ce second point, la faiblesse de la recherche et de la connaissance des objets, formera une seconde partie : à partir d’une recension aussi exhaustive que possible, nous interrogerons les données recueillies afin de tirer les premiers constats sur le corpus micronésien des collections publiques.

 

France – Micronésie, des liens ténus

Ce déficit dans la recherche spécifiquement micronésienne a, avant tout, une origine historique. Si de grands noms de l’exploration française ont pu aborder ou apercevoir les côtes de certaines îles de Micronésie, la France n’a jamais montré d’intérêt colonial pour ces territoires. Pour être précis, Freycinet, en 1817-1820, voyage dans les Carolines, les Mariannes et les Marshall rapportant de nombreuses observations sur les peuples locaux et leur mode de vie. Suit le périple de La Coquille en 1822-1825 sous le commandement d’Isidore Duperrey, second de Freycinet et désormais à la tête de sa propre expédition. Duperrey aborde l’actuelle Kosrae, alors nommée Oualan (Taillemite, 1999 : 504). Cette expédition française rapporte objets et observations ethnographiques. Enfin, les périples plus notables passant dans cette région d’Océanie sont bien sûr ceux de Dumont d’Urville en 1826-1829 et en 1837-1840. Cette seconde expédition du contre-amiral d’Urville est sans doute la plus importante pour les collections qui nous occupent, comme nous y reviendrons. Dumont d’Urville relâche à Chuuk (ancienne Truk) du 22 au 28 décembre 1838 et s’arrête brièvement en janvier de l’année suivante à Guam, dans les Mariannes, puis aux Palaos (Dumont d’Urville, 1842). Enfin, signalons la mission d’exploration de Pohnpei (anciennement Ponape ou Ascension) par Joseph de Rosamel en 1840 (Rosamel [1840]).

Si ces voyages et leurs comptes rendus ont connu un certain succès éditorial, la prise de possession et la colonisation n’ont pas suivi l’exploration. La raison en est simple : lorsque la France envoie ses navigateurs dans cette région, les îles sont déjà sous la tutelle d’une puissance européenne. En effet, bien que la réalité soit très contrastée, ‘‘légalement’’ le royaume d’Espagne possède les îles Carolines depuis 1521, à la suite de la découverte de Guam par Magellan (Hezel, 1983) et revendique officiellement l’île aux yeux des nations d’Europe en 1667. La prise de possession de Guam et des îles alentour est confirmée par le pape Léon XIII en 1885 (Barbe, 2008 : 318). La France n’a donc pas de légitimité à s’implanter et n’y tient pas particulièrement non plus. Toutefois, sur place, la domination ibérique est lâche et malgré des tentatives de s’imposer par la force, notamment par des opérations militaires à Pohnpei entre 1887 et 1890 (Pélissier, 2010 : 40), l’autorité espagnole ne sera jamais efficace comme elle l’avait été dans ses colonies sud-américaines. Ce reliquat d’empire pour un royaume en perte de vitesse est un fardeau. Si bien que l’Espagne, suite à la guerre hispano-américaine de 1898, décide de vendre les îles Carolines. L’Allemagne, déjà présente dans la région grâce à ses commerçants (Mohamed-Gaillard, 2015 : 74), s’empresse d’acheter ces terres : l’empire germanique des Mers du Sud regroupe ainsi la quasi-totalité de la Micronésie (îles Carolines, îles Palaos, îles Marshall et Nauru). Cette montée en puissance du deuxième Reich inquiète les États-Unis, propriétaire de Guam (gagnée suite à la guerre de 1898 contre l’Espagne). Le Royaume-Uni qui avait vu venir le danger allemand a annexé les îles Gilbert en 1892 (Clark, 2018). Ainsi la France n’a pas eu d’occasion réelle de prendre pied dans la région. Les Allemands organisent en 1908-1910, sous l’égide du musée d’ethnologie de Hambourg, une grande expédition ethnographique dont les résultats, publiés en douze volumes (Thilenus, 1914-1938), demeurent aujourd’hui encore notre source de connaissances la plus importante sur les peuples et cultures de Micronésie (Fischer, 1981 ; Kokott, 2003).

Avec les deux guerres mondiales, deux nouvelles puissances coloniales succèdent à l’Allemagne : d’abord, le Japon dès 1914, situation confirmée par des accords internationaux en 1922 (Porte, 2006 : 370 ; Peattie, 1988), puis les États-Unis lors du dernier conflit mondial (Mohamed-Gaillard, 2015 : 141). Les U.S.A. restent la nation de tutelle de ces îles jusqu’aux indépendances qui s’échelonnent de 1986 à 1994. La marine américaine qui gère la tutelle de la Micronésie finance d’importants travaux de recherche ethnologiques qui forment la seconde plus grande source de connaissances. L’importance stratégique de ces territoires pour le Japon puis pour les États-Unis (alors en pleine Guerre froide) a entravé les possibilités de coopération.

Ainsi, sans attache historique par le biais de la colonisation, et devant la faiblesse du corpus muséal, en comparaison, par exemple, des collections kanak ou marquisienne, la recherche universitaire française n’a pas été incitée à apporter sa contribution aux études micronésiennes. Les travaux sont restés marginaux. Par conséquent, une première étape de recherche consiste à recenser les pièces conservées, à vérifier la nature des pièces connues, à reconnaître des pièces méconnues voire oubliées et à rechercher la provenance exacte.

 

État des lieux avant recherches

Prenant la situation dans son état actuel, les collections micronésiennes apparaissent concentrées à Paris, les autres musées du pays ne possédant généralement que peu d’objets, souvent mal connus voire ignorés tant l’étude spécifiquement micronésienne est confidentielle. Par convention, il est admis que ces artefacts sont tous rattachés aux expéditions de Dumont d’Urville. Toutefois, ce point de vue doit être nuancé comme nous l’exposerons plus loin. Pour ce qui est de la recherche scientifique proprement dite, il existe un nombre important de travaux universitaires (mémoires de Master, thèses de doctorat), d’articles ou de catalogues de musée mais aucun ne se concentre spécifiquement sur la Micronésie. Ces documents s’attachent plutôt à retracer dans leur globalité l’histoire des collections dont ils traitent. En ce qui concerne strictement la recherche anthropologique, l’apport français au domaine micronésien se restreint aux travaux de Jean-Paul Latouche (1984 ; 1994 ; 2001) et de son élève, Guigone Camus (2002 ; 2006 ; 2008a ; 2008b ; 2014 ; 2016a ; 2016b ; 2017 ; 2019). Ajoutons aussi les contributions, en anglais, de Jean-Michel Massing, enseignant à Cambridge (1999 ; 2006 ; 2007). Signalons aussi que la Société des Océanistes avait consacré un numéro spécial à la Micronésie en 2001 (Moral & Di Piazza, 2001).

La situation française apparaît encore plus pauvre en comparaison avec celle d’autres pays européens. En effet, du fait de la présence coloniale en Micronésie, l’Allemagne et le Royaume-Uni sont les fers de lance de la recherche universitaire et de l’exposition publique. Au Royaume-Uni, la Micronésie a bénéficié d’une visibilité récente dans la recherche d’une part grâce au « Pacific Presences : Oceanic art and European museums » (2013-2018) du Musée d'Archéologie et d'Anthropologie de Cambridge, projet dirigé par Nicholas Thomas et qui a débouché sur plusieurs publications d’intérêt (Adams et al., 2018 ; Carreau et al., 2018). Dans le cadre de ces publications, Helen A. Alderson a, d’ailleurs, appelé à revivifier les études micronésiennes en Europe en prenant le cas des collections liées à l’île de Ponhpei (Alderson, 2018). D’autre part, la direction culturelle des musées d’Écosse a initié, en 2013-2014, un grand projet de recensement des pièces océaniennes présentes dans les collections publiques (« Pacific Collections in Scottish Museums) 2. Pour ce qui est de l’Allemagne, il faut signaler les travaux de Gerd Koch du musée ethnologique de Berlin sur les îles Gilbert (Koch, 1965), l’importante publication de Barbara Treide sur une partie des collections de Dresde (Treide, 1997).

Chantier préalable : (re)découvrir les collections

Avant tout chose, le premier chantier à ouvrir est du côté des collections publiques. En deux années (2017-2019), c’est presque l’ensemble des collections publiques océaniennes connues qui a été répertorié et détaillé, notamment grâce à l’annuaire en ligne de l’ethnologue Roger Boulay 3.

Ce chantier préalable sur les collections a eu l’heur de nous faire découvrir des collections importantes hors de Paris, par exemple celles du muséum de Lille ou du musée de la Faïence de Sarreguemines. Ces collections, très notables, sont souvent méconnues du grand public car tenues en réserve et peu exploitées par la recherche scientifique et universitaire. Par ailleurs, cette entrée par les collections a permis aussi d’éliminer certains objets du corpus à retenir, objets sur lesquels des doutes avaient été émis, par exemple au muséum d'histoire naturelle de Rouen (Py, 2019a) ; ou, au contraire, d’en redécouvrir d’autres, comme au musée de la Faïence et des Beaux-arts de Nevers (Py, 2019b). La méconnaissance du monde micronésien, conjuguée aux nombreuses difficultés (manque de temps, d'informations, de connaissances) du personnel des musées expliquent que des objets échappent à une identification précise ou, lorsqu’il y a suspicion d’erreur, qu’une enquête puisse être menée pour mieux réattribuer l’objet suspecté.

Ce recensement des collections de Micronésie dans les musées français fait apparaître un corpus plus riche et plus important qu’il semblait de prime abord. Et si tout n’est pas lié aux expéditions de Dumont d’Urville, indéniablement, les collectes effectuées durant ses deux voyages forment le socle solide de la présence micronésienne dans les institutions muséales publiques. Mais d’autres sources fournissent aussi, parfois dans des proportions importantes, des pièces micronésiennes dans nos musées.

La connaissance presque exhaustive des ensembles micronésiens disséminés sur l’ensemble du territoire (Outre-mer inclus) permet de dresser un tableau d’ensemble du corpus micronésien dans les collections publiques françaises (voire Annexe 1).

Premiers constats

Ce tableau permet de tirer de premiers constats, notamment sur les questions des collecteurs, de l’origine géographique des objets, leur typologie.

1° - a. Sur la question des collecteurs, le tableau fait apparaître clairement l’importance des expéditions de Dumont d’Urville dans la constitution des collections micronésiennes en France. Ces objets sont majoritairement concentrés à Paris avec toutefois des déménagements de dépôts d’État hors de Paris (Jacquemin, 1990 : 51), dont les plus connus sont celui dépôt de La Rochelle et celui de Caen, malheureusement disparu lors du dernier conflit mondial mais pour lequel nous conservons une trace documentaire (Eudes-Deslongchamps, 1881 : 30-32). Outre les dons faits par le contre-amiral aux institutions muséales, signalons les dons privés des officiers supérieurs des expéditions de Dumont d’Urville à leurs villes natales (Lesson à Rocherfort, Lefebure de Cérisy à Abbeville). Nous le constatons, les objets liés aux navigations dirigées par Dumont d’Urville possèdent une histoire complexe et ramifiée.

1° - b. Cependant, il faut nuancer l’importance des collections rapportées par Dumont d’Urville : bien sûr, elles forment le socle solide de la présence micronésienne dans nos musées ; toutefois, la célébrité du contre-amiral éclipse d’autres navigateurs ayant apporté leur riche contribution : pensons, à titre d’exemple, à l’expédition du Rhin conduite par Auguste Bérard (ancien compagnon de voyage de Duperrey) dont l’université de Montpellier et le muséum de Grenoble (à travers les dons de Louis Arnoux, chirurgien à bord) conservent la mémoire (Lavondès, 1990 : 32-54). D’autre part, il ne faut pas minimiser non plus l’apport des collectes missionnaires : le Musée Saint-Roch à Issoudun, le Musée des Confluences à Lyon ou encore le Musée de la Faïence de Sarreguemines conservent d’importantes collections micronésiennes dues, respectivement, aux dons de la Congrégation du Sacré Cœur de Jésus, de la Congrégation pour la Propagation de la Foi et de Nicolas Ha(r)mann (membre de la Congrégation du Sacré Cœur de Jésus). Enfin, la présence d’objets micronésiens dans de nombreux musées doit beaucoup aux dons, anonymes ou peu documentés, ou aux achats via le marché de l’art (ce qui ne rend pas l’historique plus clair).

2° Sur la question de l’origine géographique des objets, le tableau montre une surreprésentation des archipels des Carolines et des Gilbert. Les objets provenant de ces dernières îles connaissent une diffusion assez homogène dans les différents musées du territoire. Les artefacts provenant des Carolines sont toutefois d’une présence plus restreinte. Ceci s’explique par le fait que les pièces caroliniennes ont été ramenées par les voyages d’exploration cités plus haut (Freycinet, Duperrey, Dumont d’Urville). Il y a une véritable corrélation entre présence d’objets des Carolines et membre (direct ou indirect) d’une expédition maritime. À côté des archipels des Carolines et des Gilbert, les îles Mariannes, les îles Marshall, Nauru et les Palaos sont sous-représentées. Cette lacune est particulièrement voyante par comparaison entre Paris et le reste du pays. Comme souvent, la capitale concentre la diversité des origines. Cependant, il existe quelques objets des Marshall en Rhône-Alpes-Auvergne (Grenoble, Lyon), dans le Grand Est (Metz), dans les Hauts-de-France (Lille) en Normandie (Rouen) et en Nouvelle-Aquitaine (Libourne). Quant aux objets provenant des Palaos, leur rareté est encore plus grande – à ce sujet il faut évoquer les objets présents à Boulogne-sur-Mer car ceux-ci semblent être les plus anciens (datant vraisemblablement du XVIIIe siècle) et les premiers objets de Micronésie à être arrivés en France. En ce qui concerne les artefacts provenant des zones « limites » de la Micronésie (les deux enclaves polynésiennes de Nukuoro et de Kapingamarangi et les atolls regroupés sous le terme de « Para-Micronésie »), en dehors de Paris, il n’y a de tels objets assurément qu’à Tahiti et peut-être un au musée des Explorations du monde (anciennement musée de La Castre) à Cannes.

3° - a. Enfin sur la question de la typologie des objets, le tableau montre une sorte de sériation des artefacts selon l’archipel d’origine. Ainsi, les objets des îles Carolines sont surtout des objets du quotidien et ceux des autres archipels, des objets d’échange voire de prestige. Les armes des îles Gilbert sont surreprésentées. Un dernier type d’objet est grandement représenté : les échantillons tissés. Leur origine et leur usage sont presque inconnus. Il semble possible d’exclure que ces morceaux de tissu, souvent de grande taille, soient des vêtements : pareil usage est plutôt bien renseigné dans les inventaires et la documentation (recherche ou récits de voyage).

3° - b. Au sujet des armes gilbertines, leur surreprésentation s’explique par plusieurs facteurs : la fascination européenne pour la prétendue barbarie des peuples lointains, l’appartenance de nombreux collecteurs aux forces armées, la facilité de transport au long cours et l’importante origine missionnaire de ces objets. En effet, les religieux voyaient dans ces confiscations d’armes, la réussite de leur entreprise – le message chrétien visant une paix universelle. D’autre part, les armes des Gilbert posent des questions de typologie 4 : leur appellation est très variable d’un musée à l’autre (voire au sein même des inventaires d’un même musée) et ne prennent généralement pas en compte les termes vernaculaires. Il semble donc important de mener sur ce point spécifique un travail approfondi permettant de bien nommer et identifier ces armes.

 

Conclusion

La Micronésie est un parent pauvre de la recherche universitaire en ethnologie. Cette situation pèse sur l’identification des objets au sein des musées du pays et plus largement pour la promotion des cultures de ces archipels auprès du grand public. Les causes de ce sous-développement de la recherche sont historiques. La France n’a jamais démontré de volonté colonisatrice sur les archipels de Micronésie : elle s’est contentée d’y envoyer des voyages d’exploration (Freycinet, Duperrey, Dumont d’Urville pour ne citer que les plus célèbres) ou des opérations militaires pour soutenir les intérêts privés ou missionnaires français dans la région (la plus connue de ces opérations est sans doute l’expédition punitive du Rhin). Les vicissitudes de l’Histoire qui ont conduit la Micronésie à changer de puissance dominante en un très court laps de temps (quatre changements de dominateur colonial en à peine 50 ans) n’ont pas donné plus de possibilités à la France de s’établir dans une ou plusieurs des îles qui composent la Micronésie.

Néanmoins, cette absence de lien durable n’a pas empêché les musées français de recueillir en leur sein de nombreux objets micronésiens. Mais, du fait d’une recherche universitaire quasi inexistante, ces collections, souvent restreintes à moins d’une quinzaine d’objets, sont plus ou moins bien connues et mises en valeur. Il y a donc une recherche aussi novatrice qu’importante à conduire. Le chantier préalable qui a consisté à lister les musées contenant des artefacts (permettant à l’occasion d’en retrouver ou d’en exclure) débouche sur de premiers constats : surestimation des expéditions de Dumont d’Urville, sous-estimation et méconnaissance des autres voies d’obtention (navigateurs, missionnaires, marché de l’art), importance des objets provenant des Carolines et des Gilbert au détriment des autres îles et archipels micronésiens (avec une corrélation nette entre provenance géographique et présence d’un marin lié à une expédition maritime dans la région), surreprésentation de certains types d’objets selon les archipels. Ce ne sont là que quelques-unes des pistes à suivre dans le travail universitaire envisagé. Recherche qui appelle aussi à associer les communautés sources pour partager ce patrimoine qui est évidemment aussi le leur. Ce souhait prend une résonance toute particulière au regard de la catastrophe écologique plus qu’imminente. Il semble essentiel que ces objets ne soient pas les derniers et finalement les uniques témoins des riches cultures, issues d’un environnement fragile, la Micronésie.

 

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Annexe : Tableau recensant les objets micronésiens présents au sein des collections publiques ; classement selon la quantité d’objets conservés (ordre décroissant)

 

 

 


Notes


  1. Les îles Gilbert désignent l’archipel découvert par le capitaine anglais Thomas Gilbert en 1788. Cet archipel appartient à l’État moderne des Kiribati. Ce nom, transcrit de l’anglais en langue vernaculaire locale, sert parfois à désigner le seul archipel des Gilbert. Dans le cadre du présent article et pour éviter toute confusion, nous emploierons à dessein uniquement l’expression « îles Gilbert ». 

  2. https://www.nms.ac.uk/collections-research/our-research/highlights-of-previous-projects/pacific-collections-in-scottish-museums/about-the-project

  3. Annuaire des collections publiques françaises d'objets océaniens : http://www2.culture.gouv.fr/documentation/joconde/fr/decouvrir/expositions/oceanie/oceanie_frames.htm

  4. Nous n'ignorons pas que cette interrogation sur les typologies est valable pour toutes les collections. 

 

 


Auteur


Nicolas Py
Le Petit Quelo, 44410 Herbignac.
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Citation


Py N., 2021. Objets de Micronésie dans les musées français, des trésors insoupçonnés. Colligo, 4(2). https://revue-colligo.fr/?id=71.