La guerre, la paix et la querelle. Les sociétés paléontologiques d'Auvergne sous la Seconde Restauration

 

War, Peace, and Quarrels: The paleontological Societies in Auvergne during the Second Bourbon Restoration

 

  • Irina Podgorny

 

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Résumé / Abstract


Cet article présente une des plusieurs « querelles au sujet des fossiles » si habituelles dans la paléontologie du XIXe siècle : notre cas en particulier se réfère à la propriété des collections d'ossements de vertébrés fossiles faites dans les années 1820 en Auvergne, France. En prenant pour exemple les sociétés établies pour l'exploitation des terrains et gisements tertiaires auvergnats, on montre et discute les enjeux commerciaux, légaux, politiques et scientifiques dans le contexte si conflictuel de la Seconde Restauration des années 1820, caractérisé aussi par l'intervention de l'Église catholique dans la société française parisienne et provinciale. En réalité, la possibilité d'une géologie catholique était à la base de plusieurs initiatives. Ensuite, les dispositifs promus par la police politique (la délation, la dénonciation, la calomnie des rapports secrets) pendant le gouvernement de Joseph de Villèle influencent les pratiques scientifiques et sociales et vont modeler la communication et les transactions des sociétés paléontologiques, organisées pour l'extraction, l'exhibition, la description, la publication et la vente potentielle des ossements. Finalement, l'article pose la question de la nature procédurière qui a caractérisé l'émergence de la paléontologie dans les contextes les plus divers.

Mots clés : Auguste Bravard - Maurice de Laizer - ossements fossiles - géologie catholique - baron de Férussac - collections provinciales - Clermont-Ferrand - France

This article presents one of several "fossil quarrels" so common in nineteenth-century paleontology: our case in particular refers to the ownership of collections of fossil vertebrate bones made in the 1820s in Auvergne, France. Taking the societies established for the exploitation of Auvergne's tertiary deposits, it discusses the commercial, legal, political and scientific issues at stake in the context of the Second Restoration of the 1820s, characterized by the intervention of the Catholic Church in French metropolitan and provincial sociability. Indeed, the possibility of a Catholic geology was at the root of several initiatives. Then, the mechanisms promoted by the political police (such as denunciation and secret reports) shaped scientific and social practices and the transactions of the « fossil associations », organized for the extraction, exhibition, description, publication and potential sale of bones.

Keywords: Auguste Bravard - Maurice de Laizer - fossil bones - religion and geology - baron de Férussac - provincial collections - Clermont-Ferrand - France

 

 


Plan


Introduction

Une lettre d'Issoire

Les Laizer, les mines et la Société de Géologie, Minéralogie et Botanique d'Auvergne (1823-1824)

Espionnage et géologie catholique

Les mammifères perdus d'Auvergne, 1825

Trahisons croisées

Conclusion

Remerciements

Annexe 1

Annexe 2

References

 


Texte intégral


 

Introduction

En 1999, grâce à un projet ECOS-SUD et à des recherches aux Archives du Muséum National d'Histoire Naturelle, aux Archives nationales à Paris et aux archives du Natural History Museum à Londres, j'ai pu suivre l'activité de l'architecte issoirien Auguste Bravard et de son compatriote François Séguin (Podgorny, 2001 ; 2006 ; 2009 ; 2021). Tous deux avaient vécu en Argentine, s'occupant de la vente de fossiles aux musées des deux côtés de l'Atlantique. En 2003, grâce à la Fondation Humboldt, les recherches se sont poursuivies aux Archives et au Musée Lecoq de Clermont-Ferrand et à Issoire, dans la maison de Mme Jean Monghal, descendante d'Auguste et d'Emma Bravard. À l'époque, la numérisation des journaux et des bibliothèques n'était qu'un projet : aujourd'hui, les progrès réalisés dans ce sens permettent de retrouver les livres les plus insaisissables et de lire la presse auvergnate des années 1820 partout dans le monde. Grâce à cela, les documents révélés il y a 20 ans dévoilent une histoire encore plus compliquée, « la fourmilière de la vie » – comme dirait Tolstoï – pleine de personnages les plus divers qui, du fait des destins les plus contingents, s'impliquent dans l'assemblage des collections paléontologiques et dans la contestation de leur propriété. Ces histoires, qui, sauf pour les détails, se sont répétées en Argentine, en France et dans de nombreux autres contextes, montrent que le commerce des fossiles et les pratiques connexes sont transocéaniques. Je suis reconnaissante envers les bibliothécaires et les archivistes qui ont mis à disposition tous ces documents : l'accès à ces sources, complété par les matériaux de Maurice de Laizer, réunis par le Général Hugues de Fontaines (2009) dans le livre qu'il avait rédigé sur son aïeul, est essentiel pour clarifier les nombreux ponts entre le hasard, la personnalité, l'économie et la nationalité qui, en fin de compte, montrent les passions qui animent l'histoire de la paléontologie et de ses collections.

L'article est structuré en cinq sections : la première présente l'itinéraire d'Auguste Bravard, fournisseur de fossiles et géomètre d'Issoire pour rejoindre ses partenaires dans les années 1820. La deuxième partie est consacrée à la famille noble des de Laizer et à la fondation en 1823 de la Société de géologie de Clermont-Ferrand, une initiative du comte Maurice de Laizer, un émigré qui revint sur ses domaines après avoir grandi en Russie et servi le Tsar. Dans la troisième partie, suite à la dissolution de la Société, les propositions pour une géologie catholique sont discutées dans le cadre de l'administration du ministère Villèle. Pour finir, les deux dernières sections montrent la série de trahisons croisées suite à la découverte des couches fossiles de la montagne de Perrier. L'ordre n'est pas nécessairement chronologique : au contraire, nous avons préféré montrer d'abord le débat rendu public dans les journaux de 1825 et ensuite, dans la dernière section, revenir sur le conflit qui – par contrat entre les parties – reste caché et ne peut être rendu visible que grâce aux documents privés du comte de Laizer.

 

Une lettre d'Issoire

Les archives du Muséum National d‘Histoire Naturelle de Paris conservent une lettre non datée de l'auvergnat Auguste Bravard (1803-1861), géomètre et architecte de l'arrondissement d'Issoire (Annexe 1). Écrite autour de 1845, Bravard y demande à Charles Léopold Laurillard (1773-1853), ancien dessinateur, préparateur et secrétaire particulier de Georges Cuvier (1769-1832), s'il pouvait intervenir pour l'aider dans ses affaires avec l'administration du Muséum. Comme le souligne Claude Cardot (2012), « grâce à Cuvier, le Muséum était devenu dans le monde le lieu où étaient rassemblées les plus importantes collections d'histoire naturelle. Après sa mort, les savants et les administrateurs avaient gardé comme objectif de conserver son rang et son prestige à cet établissement, notamment en y recueillant des collections privées. Et (…) c'est Laurillard qui était chargé de leur évaluation et de leur réception. »

Bravard avait été l'un des nombreux correspondants de province du réseau structuré autour des recherches sur les ossements fossiles de Cuvier (Rudwick, 1997a et b). Henri-Marie Ducrotay de Blainville (1777-1850), qui à la mort de Cuvier le remplaça à la chaire d'Anatomie comparée, vers 1845, jouait un rôle décisif dans les achats des collections pour le Muséum (Appel, 1980). La dernière lettre avec les prétentions de Bravard lui avait été remise déjà quarante jours auparavant mais la réponse n'arrivait pas. Bravard, pour l'obtenir, recontacte Laurillard en faisant recours au patriotisme et à la concurrence entre les musées européens. Bravard souligne qu'un musée étranger s'intéresse à son cabinet et sa collection – « aujourd'hui la plus précieuse du monde » –, comprenant le produit de ses investigations paléontologiques des dix dernières années : un total de 194 espèces trouvées dans les alluvions volcaniques, les cavernes, les fentes et les terrains d'eau douce d'Auvergne. Il a fait cette collection après son mariage avec la fille du greffier d'Issoire, dont la position sociale et économique lui avait permis de reprendre les études de sa jeunesse.

La lettre fait en effet référence à ce moment passé de sa vie : Bravard revient vers Laurillard après une quinzaine d'années d'absence de la scène paléontologique française. Cuvier est mort, le mot « paléontologie » (introduit par de Blanville en 1822) est adopté en France et outre-Manche, mais les fournisseurs de fossiles – en nombre croissant – continuent à concourir pour l'attention des savants et les achats des grands et petits musées. Bravard, dans une sorte de récit autobiographique, fait appel à de vieilles connaissances et essaie de comprendre, à travers ses anciennes alliances, l'époque et les acteurs clés de l'administration actuelle. Ce faisant, Bravard donne quelques indications sur la sociabilité scientifique en Auvergne et à Paris dans les années 1820.

Bravard occupe un lieu central dans l'histoire des sciences en Argentine, où il est arrivé vers 1850 pour mourir en 1861 dans le tremblement de terre de Mendoza. Bien intégré dans les milieux scientifiques et littéraires argentins, Bravard y continue son métier de collectionneur pour les musées de Londres, de Buenos Aires, de Paraná et de Paris. Comme le souligna Hermann Burmeister (1864 : 3 et 7), le directeur prussien du Musée Public de Buenos Aires, Bravard fait passer le nombre d'espèces connues de mammifères antédiluviens extraits du sol de Buenos Aires de huit à cinquante. Bravard reste cependant à la marge de l'historiographie sur la paléontologie en France (Buffetaut, 2015) ; d'ailleurs il est aussi oblitéré d'un épisode clé du débat géologique international : la faune disparue de l'Auvergne, un chapitre de la Restauration que Rudwick décrit en soulignant « the centrality of central France » (Rudwick, 2008 : 216-224). Cet essai, loin de vouloir placer Bravard au centre de l'histoire, vise à montrer le côté contingent de ces associations qui conditionnent la pratique de la paléontologie et la collecte des fossiles dans les années de la Restauration.

Bravard, né à Issoire le 29 prairial an XI (18 juin 1803) avait acquis des connaissances géognostiques à l'Ecole des mineurs de Saint-Etienne, ville alors en plein essor grâce à ses mines de charbon, où il fut admis comme boursier en 1818, en sortant en 1819 avec le diplôme de maître-mineur. Cette école fut établie en 1816 par Louis XVIII suite à la séparation de la Sarre et la Savoie de la France, qui la privait des écoles pratiques des mines de Geislautern et Peisey-Nancroix. À l'aube de la révolution industrielle, le pays a besoin de cadres pour l'extraction de la houille. Donc Bravard, attaché successivement aux mines d'antimoine d'Anzat-le-Luguet (Puy-de-Dôme), puis aux riches houillères de Brassac, parcourt le Puy-de-Dôme et la Haute Loire (Mège, 1884).

Bravard acquit une expertise en tant qu'anatomiste, en travaillant pour le comte Maurice de Laizer (1781-1855) à Clermont-Ferrand, chez Laurillard au Muséum de Paris et chez Richard Owen (1804-1892) au British Museum. Son expertise par rapport au monde des vertébrés fossiles était bien reconnue par les paléontologistes et zoologistes de Paris et Londres (Podgorny, 2017). Dans ce sens, la lettre de 1845, nous donne la clé pour entrer dans le monde de la paléontologie en province en suivant les personnages impliqués dans l'exploitation des gisements fossiles d'Auvergne découverts au début des années 1820 grâce à la popularité des travaux de Cuvier et William Buckland et à la prospection minière de la région (Podgorny, 2001, 2017). Elle montre aussi la dimension de la pratique de la paléontologie pour ces personnages que le modèle de Cuvier encourage à suivre son chemin, une promesse de réussite économique, scientifique et sociale. Ainsi, sans grande fortune, Bravard et d'autres décident d'investir du temps et de l'argent dans leur formation et dans la collecte, la publication, la description et la vente d'ossements aux musées et collectionneurs européens.

Bravard fit la connaissance de Laurillard vers la fin des années 1820, quand il se présenta devant Cuvier à Paris pour lui montrer les ossements fossiles découverts dans plusieurs gîtes en Auvergne. C'est vers 1828, probablement, que Bravard se décida à aller habiter Paris. Selon Mège (1884 ; voir aussi Pénicaud, 2002 : 51), André Étienne Just Pascal Joseph François d'Audebard, baron de Férussac (1786-1836) avec lequel il a parcouru l'Auvergne en 1822 et qui l'avait en grande estime, venait de l'attacher à titre de rédacteur spécial à la partie géologique du Bulletin général et universel des annonces et des nouvelles scientifiques (1823-1831), qui comprend les mathématiques, l'histoire naturelle, la médecine, l'agronomie, la technologie, la géographie, l'histoire et la science militaire, et dont les bureaux, ainsi qu'une bibliothèque importante sont installés dans la demeure de Férussac qui devint un lieu d'échanges savants de la capitale. 1

Avec ce projet Férussac suggère un système pour la diffusion des connaissances, afin « d'établir, après le long isolement où la guerre avait retenu les savants des divers pays, des rapports habituels et un lien commun qui pût les réunir ». Au début du XIXe siècle, l'ancien problème de la compilation des informations sur le monde naturel du monde entier s'est révélé encore plus compliqué qu'auparavant. La multiplication de sociétés savantes dans différents pays, la prolifération des revues, des faits et des artefacts, la spécialisation des disciplines et les nombreuses langues utilisées dans la propagation de la science sont vécues comme une menace à la simple possibilité d'acquérir de nouvelles connaissances (Podgorny, 2016). Loin du réseau récepteur structuré sur l'allure du grand-homme à la façon de Cuvier et Lamarck (Rudwick, 1997b ; Corsi, 1983), le Bulletin travaille comme un radar et réémetteur permanent et collectif des nouvelles : il reçoit, traite et répand en temps quasi réel la production scientifique métropolitaine et en province – qu'elle soit française, allemande ou anglaise – et, pendant son existence, joue un rôle crucial en articulant les journaux de plusieurs points de la planète. Comme l'évoque Charles Laurillard en 1836 – le Bulletin déjà disparu – il entraîne un investissement énorme de ressources difficile à soutenir et à répliquer :

« Nous avons décidé dans notre première réunion administrative qu'on mettrait à la fin de chaque feuille du bulletin une liste aussi complète que possible, vu nos petits moyens, des livres qui auront paru sur les sciences naturelles. Ce serait pour remplir une partie du vide que laisse dans la science la fin du Bulletin de Férussac. Je dis une partie car comme nous n'avons pas tous les journaux comme les avait M. Férussac, notre liste ne sera pas aussi complète. Nous ne ferons point d'analyse ; cela nous entraînerait trop loin. Il nous faudrait alors des rédacteurs et nous n'avons pas les moyens d'en payer. Chaque membre du bureau se chargera seulement de la traduction des titres des ouvrages relatifs à sa partie. » (Lettre de Laurillard à Louis George Duvernoy – cousin lointain de G. Cuvier –, à l'époque doyen de la faculté des sciences à Strasbourg, Paris, le 22 février 1836, in Cardot, 2012 : 130).

Selon Férussac (1825 : 440), Bravard avait porté à Paris tous les ossements à Cuvier, lequel – avec Laurillard – les a déterminés. Ils y ont reconnu, dans les seuls quadrupèdes, près de 20 espèces dont plusieurs nouvelles :

« à savoir, dans les Pachydermes, un mastodonte beaucoup plus petit que le Mastodon tapiroïde ; un Éléphant ; un Rhinocéros ; un Hippopotame ; un Tapir plus petit que les autres espèces décrites. Dans les Ruminants, deux espèces de Bœufs dont une se rapproche de l'Auroch ; au moins deux espèces de Cerfs ; un Daim ; un Chevreuil, tous quatre nouveaux. Dans les Rongeurs, un Castor qui paraît être l'espèce ordinaire d'Europe. Dans les Carnassiers, au moins 2 Ours nouveaux ; trois espèces du genre Chat analogues aux Panthères; une Hyène; un Renard; une Loutre, tous trois nouvelles espèces. En 1829, à Paris Bravard publiait la « Monographie de la Montagne de Perrier », avec deux espèces fossiles du genre Felis (Megantereon et Cultridens) et, en 1830, une « Monographie du Cainotherium genre nouveau de la famille des pachydermes ».

Mais à cette époque, avant partir pour Paris, Bravard cédait à l'abbé Croizet et à M. de Laizer ses collections paléontologiques, et ils décrivirent les fossiles avec des noms et une classification concurrents. En octobre 1835, Bravard, de retour à Issoire depuis 1830, épouse Jeanne Henriette Aimable Fayolle, dont il a deux filles et un fils. Dix ans plus tard, en juin 1845, Bravard a fait une nouvelle collection. A cause de « la médiocrité de ma fortune et l'avenir de mes enfants » et pour « me couvrir au moins des dépenser que j'ai faites », il l'offre au Muséum et au British Museum pour 30.000 francs. En août, le British Museum refuse l'achat (voir Annexe 1, b). Peut-être pour cette raison, Bravard insiste alors sur le fait qu'il est « bien disposé à faire en faveur de mon pays d'importants sacrifices », en lui vendant sa formidable collection réunie avec celle de l'abbé Croizet (voir Annexe 1, a).

Ainsi, Bravard s'intègre à plusieurs réseaux et espaces d'articulation des connaissances tant à Paris que dans son Issoire natale : d'abord, celui des fournisseurs de fossiles avec son centre au laboratoire de Cuvier, où il apprend à travailler et à observer des objets sous la tutelle de Laurillard. Ensuite, au bureau du Bulletin, où, en plus de rencontrer les collaborateurs et les relations de Férussac, il a accès à l'une des bibliothèques les plus complètes de Paris et acquiert un rythme de lecture de la production contemporaine en géologie et en paléontologie que peu de spécialistes peuvent égaler. Enfin, à Issoire/Clermont-Ferrand, il a non seulement accès aux chasseurs, agriculteurs et ouvriers locaux, mais grâce à ses travaux comme maître mineur et géomètre, il connaît le territoire comme peu d'autres, avec un œil éduqué à l'école de Saint-Etienne et dans les laboratoires/bibliothèques de Paris. Géomètre de la ville d'Issoire, excellent dessinateur, il avait inventé sa propre méthode, appelée « Tachygraphie » pour la reproduction des objets (Podgorny, 2009 ; 2005).

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l'origine des volcans d'Auvergne – à la fin du XVIIIe siècle et dans les premières décennies du XIXe siècle – est l'une des questions les plus brûlantes de la science de l'époque, ce qui fait de cette région l'une des plus fréquentées par les chercheurs européens en quête d'une réponse sur le terrain. A Clermont-Ferrand, en revanche, l'étude des sciences naturelles est liée à l'activité minière potentielle. Dans les années 1820, les cabinets du XVIIIe siècle sont reconstitués en fonction des nouveaux intérêts et de la création d'un public pour la science, avec le concours des journaux et des imprimeurs locaux. Une sociabilité qui intègre, pas toujours de façon amicale, les émigrés et la nouvelle bourgeoisie auvergnate, parmi lesquels on compte le comte de Laizer, l'abbé Croizet, les libraires et tous ceux qui veulent se faire un nom lié aux nouvelles sciences du XIXe siècle.

 

Les Laizer, les mines et la Société de Géologie, Minéralogie et Botanique d'Auvergne (1823-1824)

Dans sa lettre, Bravard mentionne qu'à la fin des années 1820, il a vendu ses collections à M. Laizer et à l'abbé Croizet, avec qui, en 1845, il s'est de nouveau associé pour vendre sa nouvelle collection au Muséum de Paris. Cette lettre, qui présente un déroulement tout à fait harmonieux, cache une histoire commerciale plus complexe de contrats rompus et de trahisons croisées entre les acteurs qui, vers 1825, veulent s'attribuer la découverte des gites à vertébrés fossiles de la montagne de Perrier près de la ville d'Issoire.

Maurice de Laizer (1781-1855) – qui, selon plusieurs documents, était l'employeur de Bravard – était le fils de Louis Gilbert, marquis de Laizer (1760-1808), à qui l'on attribue la découverte des vertus de l'eau d'Evian et avait eu une activité scientifique importante avant et après la Révolution. Membre de l'administration provinciale, le marquis en fut nommé président en 1788, fixant l'attention sur les travaux publics et les routes. De 1784 à 1790, il avait réuni des collections de minéraux dans son château de Montaigut-le-Blanc, un lieu de rassemblement de tous les savants qui visitaient l'Auvergne pour étudier ses volcans et ses basaltes. Sa collection, proposée à la vente comme bien national, fut finalement retirée par la direction départementale. L'inventaire mentionne que son cabinet n'avait que des roches et des substances de la pharmacopée ou de la toilette de la fin du XVIIIe siècle :

« Dans la chambre de sieur de Laizer nous avons trouvé, rempli de différentes pierres composant le cabinet d'histoire naturelle, une petite table, trois bouteilles de chopine dans lesquelles il y avait du brou de noix, dans une autre de l'essence de térébenthine. » (Extrait de l'inventaire des biens nationaux de Montaigut fait le 24 avril 1792, cité par de Fontaines, 2009 : 141, note 1 ; sur les cabinets privés existant en France vers la fin du XVIIIe siècle voir Lacour, 2012 ; 2014).

Emigré en 1790, de Laizer fut, en 1791, l'un des chefs de la coalition d'Auvergne, placée par le roi Louis XVI sous les ordres du comte d'Artois, devenu plus tard Charles X, et servit ensuite à l'armée du prince de Condé, jusqu'à son licenciement, en 1801. De retour en France, en 1802, n'ayant rien retrouvé de sa fortune, il donna des cours de sciences naturelles et se livra de nouveau à ses études, publiant dans les Annales des mines de nombreux mémoires sur les puys et la constitution du sol de l'Auvergne ; les minéraux corindon et haüyne (décrite pour la première fois en 1807) ; et la géognosie de la Limagne d'Auvergne, avec une carte des environs de Clermont (Aigueperse, 1836, 2 : 6-7). C'est le marquis de Laizer qui donne la première indication de l'existence d'ossements fossiles de quadrupèdes en Auvergne dans une lettre écrite à l'Institut en 1805 : un fémur et un astragale de Rhinocéros, qu'il avait trouvés auprès de Montaigut-le-Blanc, sous une énorme couche de produits volcaniques. Cette découverte établissait selon lui l'antériorité de l'espèce animale sur la déflagration des volcans (Devèze et Bouillet, 1827 : 4).

Maurice, son fils, par contre, resta en Russie où il servit le tsar Alexandre Ier pour ne revenir en France que sous la Restauration. Lui comme sa sœur sont élevés à l'étranger dans une société familiale de réfugiés politiques, d'émigrés aux ressources affaiblies, déracinés. Contrairement à la génération des parents, une foi vivace se développe chez les Laizer sous la tutelle de l'abbé Delzongle, vicaire à Issoire, qui les avait rejoints en émigration. Royaliste et catholique n'ayant pour passé politique que les combats et complots contre la République et Napoléon, les Laizer s'associent aux ultras qui appartiennent pour la plupart à la petite et moyenne noblesse de province. Depuis 1822, Maurice de Laizer collectionne des antiquités d'Auvergne en complément de ses recherches minéralogiques car il voulait former trois cabinets : une collection géognostique d'Auvergne la plus complète possible ; une collection oryctognostique générale d'échantillons entre 1 et 3 pouces « mais d'un joli choix » ; et un cabinet d'antiquités, surtout ce qui a rapport au pays et aux Celtes (« Lettre à M. Peschier de Genève », dans Fontaines, 2009 : 151, note 17).

Dans ce contexte, le 24 novembre 1823 on créa à Clermont-Ferrand une Société de Géologie et Minéralogie, la première en France dédiée spécifiquement à ces disciplines. Cette création est célébrée à Paris dans le Bulletin de Férussac mais aussi à Nuremberg, dans Archiv für die gesammte Naturlehre (Férussac, 1824 ; Kastner, 1824), un fait qui montre que la communication n'est pas seulement entre la province et la métropole mais aussi entre les différents centres provinciaux qui, comme les allemands, sont très actifs dans la propagation des nouvelles (voir Corsi, 2020 : 9 et 13 pour le jugement de Cuvier sur la sociabilité universitaire allemande en province par rapport à la parisienne autour de 1800).

L'initiative associe, entre autres, Maurice de Laizer (président), François Dominique de Reynaud, comte de Montlosier, et les abbés Paul-François Lacoste – qui avait adressé à Cuvier un os de Rhinocéros et quelques ornitholites (Devèze et Bouillet, 1827 : 4), Antoine Dubois, curé de Saint-Nectaire, et Jean-Baptiste Croizet (secrétaire). Son but : étudier la province, former une collection détaillée de sa géognosie et un musée général de sciences naturelles, accompagné d'une bibliothèque spéciale. L'abbé Lacoste en est nommé Conservateur du musée, étant aussi en charge des collections d'histoire naturelle (un cabinet de minéralogie) que l'abbé avait donné à la ville 2. Avec la création de la Société, on voulait « utiliser la position toute géologique du sol d'Auvergne pour obtenir quelque influence dans cette science et en faire servir l'étude vraie à renverser les systèmes absurdes que les philosophes fondent encore sur des faits très faussement ou insidieusement exposés. » (Fontaines, 2009). L'Auvergne, en effet, était depuis le XVIIIe siècle un des endroits que les géognostes ont visités pour observer les volcans par rapport aux études sur l'origine des roches.

La Société se compose de vingt membres résidents, de dix membres honoraires, d'associés libres et de correspondants. Si l'on compare la liste des membres résidents (Table 1) avec l'information publiée par l'Annuaire du département du Puy-de-Dôme pour l'année 1827 (Table 2), on voit que plusieurs d'entre eux possédaient des collections minéralogiques classées suivant différents (et souvent opposés) systèmes (Balan, 1979 ; Guntau, 1996 ; 2009 ; Corsi, 1988) : le système de l'abbé René J. Haüy (sur la forme des cristaux/cristallographie et la composition chimique), l'ordre des terrains (méthode géognostique de Werner) et l'ordre de montagnes. La collection d'ossements fossiles n'y est mentionnée qu'en 1827.

Le seigneur Bellaigue de Rabanesse, propriétaire
Bertrand, membre de la Légion d'Honneur, docteur en médecine
Blatin, docteur en médecine, professeur de l'école secondaire
L'abbé Croizet, curé à Neschers
Duvernin-Montcervier, propriétaire à Vic-le-Comte
L'abbé Dubois, curé à Saint-Nectaire
Le chevalier Grasset, chevalier de l'ordre de S. Wladimir, maire de la ville de Mauriac
L'abbé Lacoste, professeur d'histoire naturelle au Collège royal de Clermont
Le comte Laizer, colonel, chevalier de St. Louis
Mercier, docteur en médecine
Le comte Montlosier, chevalier de St. Louis, propriétaire à Randanne
Monestier, officier supérieur, maire de la Sauvetat
Monestier-Savignat, avocat à Issoire
Le marquis Montaignac, propriétaire à Saint-Sandoux
Mossier, docteur en médecine à Clermont
Mossier, pharmacien à Clermont
Peghoux, docteur en médecine à Clermont
Le baron de Tournemine, membre de la Légion d'Honneur, président du Tribunal civil de Mauriac

Table 1. Liste des membres résidant en Auvergne (Archives départementales du Puy-de-Dôme ;
voir aussi in Kastner, 1824 : 482, sans les titres nobiliaires ni la profession).

Très-beau cabinet confié aux soins de Lecoq, professeur de Minéralogie.
MM. le comte de Laizer à Clermont.
Peghoux, D.-M idem : sa collection est classée par ordre de terrain.
Jobert aîné, receveur des contributions directes, id. : sa collection est classée d'après le système d'Haüy.
Bouillet, id. : sa collection est classée par ordre de montagnes, et composée uniquement des produits du département.
Fouilhoux, id.
L'abbé Chassaing, directeur du petit séminaire, id.
Tailhand père, avocat à Riom.
Monestier, maire de la Sauvetat : il possède une très-belle collection des produits d'Auvergne.
Monestier fils, avocat à Issoire.
Duvernin-Montcervier, à Vic-le-Comte, il possède une des plus belles collections du département.
Cuel fils, à Vic-le-Comte : il a une autre collection à Champeix.
Dediane fils, à Orcet.
MM. Bravard, l'abbé Croizet et Jobert possèdent une très belle collection d'ossemens fossiles du département, sur lesquels ils publient en commun un ouvrage important. Il en est de même de MM. Devèze de Chabriol et Bouillet.
MM. de Laizer et Peghoux possèdent aussi des collections d'ossemens fossiles.

Table 2. Collections de minéralogie et d'ossements fossiles appartenant à la ville et à des particuliers à Clermont-Ferrand
vers 1827 (Bottin, 1827 : 52, en caractères gras les membres de la Société de Géologie en 1824)

Le baron de Férussac (1824 : 177) rapporte dans son Bulletin l'influence de cette Société et les efforts du colonel de Laizer sur le développement de l'histoire naturelle et sur le progrès économique du pays. Un premier résultat : le vote de 1500 francs alloués par le conseil général pour la recherche des mines, confiée au polytechnicien Claude Burdin (1788-1873), ingénieur du département, professeur à Saint-Étienne, futur créateur de la première turbine (1825). Le 7 janvier 1823 (?), le comte d'Allonville, préfet du Puy-de-Dôme, prépare ensuite une circulaire adressée aux maires – une des premières en France – sur les recherches minéralogiques à faire dans le département. De Laizer, le 7 mars, lui envoie un rapport sur ses activités privées depuis 1822 : il avait découvert des bancs de pierres lithographiques, des gisements de talc et pierre ollaire, de la plombagine, des filons d'oxyde de manganèse gris, de l'albâtre, des roches talqueuses, des filons de plomb sulfuré et 7 mines de fer différentes. On envisage l'exploitation de plomb et surtout de fer, dans la proximité de la formation houillère et Laizer promet de proposer ses vues sur la manière de mettre en valeur les gisements.

Quelques mois plus tard, Maurice de Laizer rend compte au préfet de la découverte d'une ancienne mine retrouvée sur le bord de la Couze d'Issoire, avec des échantillons de cuivre gris et de galène très-argentifère, exploitée à une époque inconnue. De Laizer y descend le 20 mars 1824 accompagné de Bravard, « élève de l'école des mines, jeune et zélé minéralogiste » (Anonyme, 1824 : 326, Journal du Puy de Dôme, 15 avril 1824). Au delà de l'intérêt économique, Buckland avait déjà publié ses explorations dans les cavernes de Kirkdale et, comme Rudwick l'a souligné, la visite des mines et fissures se popularise rapidement tant en Europe qu'en Amérique du Sud (Lopes, 2008 ; voir aussi le travail de Kasper Lykke Hansen publié dans ce volume).

La première séance générale annuelle de la Société de Géologie et Minéralogie est tenue le 1er septembre 1824, en présence des autorités et d'un cercle choisi. Les détails sont publiés par le Journal du Puy de Dôme et repris par le Bulletin de Férussac. Croizet, secrétaire de la Société, curé du canton de Champeix, ouvre la séance par un discours de trois quarts d'heure où il indique la direction qu'il faut imprimer aux travaux sur la géologie. Il expose une théorie nouvelle pour expliquer « d'une manière simple et naturelle des phénomènes volcaniques. » S'inspirant du discours de Cuvier sur les Révolutions du Globe, il expose les différentes hypothèses présentées par les anciens et les modernes pour expliquer la formation de la planète. Il cite Saint-Augustin, Deluc et Cuvier, pour établir l'accord de la géologie et de la Genèse ; et il en conclut que, non seulement la géologie n'est pas contraire à la Révélation, mais qu'elle lui fournit des réponses solides à des difficultés sérieuses, et qu'elle dissipe les préventions de personnes respectables : « Il est avantageux, ajoute-t-il, de suivre le mouvement du siècle, de profiter de ses vraies lumières, et de laisser en arrière ceux qui jadis étaient si bien disposés à nous prodiguer la décoration de l'ordre de l'éteignoir. » (Dans Grellet, 1863). Sous la Restauration – il faut le souligner – l'éteignoir, l'instrument en forme de cône creux, destiné à éteindre la flamme de la chandelle, autrement dit, à éteindre la lumière/les lumières, fut un motif caricatural fort prisé dans les milieux libéraux. Les rédacteurs du journal le Nain Jaune (1814-1815) imaginèrent de ridiculiser les hommes au pouvoir et les partisans du clergé en leur décernant l'Ordre des Chevaliers de l'Eteignoir, dénonçant l'obscurantisme et l'aveuglement des milieux royalistes. Le Nain Jaune décore aussi de « l'Ordre des girouettes » leurs revirements politiques incessants, G. Cuvier étant un des épinglés (Ferrière, 2009). La référence de Croizet à l'Ordre montre que le journal était connu aussi par les élites provinciales et que ses blagues lui ont survécu plusieurs années 3.

De sa part, Maurice de Laizer rend compte des travaux de la société : un commencement d'herbier, une petite bibliothèque, des minéraux du pays et cinq à six cents échantillons de minéraux étrangers rangés dans des armoires et soigneusement étiquetés. Il présenta aussi ses recherches entreprises dans la région, « s'occupant de la partie utile et industrielle, il a décrit nombre de filons et de gisements métalliques. » De Laizer expose des faits ou des circonstances géognostiques observés tant par lui que par Auguste Bravard et quelques autres personnes. Son opinion « que jamais la mer n'a séjourné sur le sol actuel de l'Auvergne » trouve une forte opposition de la part des abbés Lacoste et Croizet, « sans que cependant ces messieurs aient cité dans la vallée de l'Allier aucune formation sous-marine ». Mais – selon le correspondant du Journal du Puy-de-Dôme – la partie la plus importante de son rapport était le plan et trois coupes en profil du grand plateau, accompagnés de nombreux échantillons extraits du tuf :

« Des os de très-gros animaux, complétement pétrifiés et transformés en chaux carbonatée, sans avoir perdu ni leur forme ni leurs contexture ; un morceau de corne ou d'ardillon d'une corne de cerf, transformé en agathe ; (…) sous le tuf, des dents, une mâchoire, et deux cornes appartenant à deux espèces de cerfs, actuellement perdues, et de plus, un crâne avec ses deux cornes, appartenant à une grande espèce de cerf ou d'élanAvec ces objets (…) M de Laizer a aussi produit une dent molaire de mastodonte ou mammout (…) Nous croyons que c'est la première fois – signalait le Journal – qu'il a été rencontré des corps organiques terrestres sous les tufs et les basaltes anciens. Cette importante découverte, due au zèle actif et éclairé de M. le comte de Laizer, portera une grande lumière sur l'âge relatif de nos volcans anciens… Ils sont donc postérieurs aux dernières formation, puisqu'ils les recouvrent ; et cependant ils sont contemporains des animaux qu'ils ont entrainés ou ensevelis ?... –Sujet de méditation pour MM. les géologues » (Journal du Puy-de-Dôme, 19e année, N° 108, Mardi 7 septembre 1824 : 2)

Ni le Journal du Puy-de-Dôme ni le Bulletin de Férussac ne spécifient l'endroit d'une telle découverte mais selon Devèze de Chabriol (1827), les produits fossiles avaient été recueillis à la montagne de Boulade, près d'Issoire, dans une couche faisant partie du même système que celles de Montaigut-le-Blanc, explorées par le marquis de Laizer en 1805.

La séance ayant duré près de trois heures, Bravard – qui attendait son tour de parole – ne peut pas lire son mémoire sur les terrains primordiaux d'Auvergne et on continue par la nomination de nouveaux membres : le recteur de l'Académie universitaire, Jean Sébastien Devèze de Chabriol (1790-1842), ancien ingénieur-géomètre de l'administration des Forêts, membre correspondant du Conseil d'Agriculture et de la Société royale et centrale d'Agriculture à l'époque de Napoléon, résidant à Clermont, et Auguste Bravard, correspondant d'Issoire : on les retrouve un an plus tard se disputant la découverte qui venait de s'annoncer. Mais en 1824, Bravard travaille comme minéralogiste et, comme on le voit, sur les terrains dont le caractère distinctif est de ne contenir aucun fragment de terrains antérieurs et aucun vestige de corps organisés. Devèze, de sa part, avait produit un grand nombre de brochures sur les bêtes à cornes et sur les bêtes à laines du Cantal (Déribier-du-Châtelet, 1853 : 266). Les espèces perdues donc leur étaient, jusqu'à ce moment, à tous les deux presque étrangères.

 

Espionnage et géologie catholique

De Laizer obtint l'autorisation pour établir la Société de Géologie par ordonnance royale mais la nouvelle société fut rapidement contestée 4 : les livres pour la bibliothèque et les échantillons des minéraux reçus du muséum d'histoire naturelle ont créé des « difficultés » entre Maurice de Laizer, le maire et le conseil municipal de la Ville 5. En septembre, un arrêté d'Alexandre Louis, comte d'Allonville (1774-1852), préfet du Puy-de-Dôme, approuvé plus tard par le ministre de l'intérieur, dissout la société géologique pour l'incorporer à la Société des Sciences, Arts et Agriculture (établie en 1818) qui reprenait le nom de l'institution établie en 1747 mais supprimée par la Révolution par le décret du 8 août 1793. Fusionnées, elles deviennent l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Clermont, présidée par le comte de Montlosier, fonction qu'il conservera jusqu'à sa mort en 1838. L'abbé Lacoste continua comme conservateur du muséum d'histoire naturelle et, à sa mort en 1826, est remplacé par le pharmacien botaniste de Paris Henri Lecoq (De Fontaines, 2009 : 144-145 ; Pénicaud, 2002 : 34).

Le comte d'Allonville, préfet du Puy-de-Dôme entre 1823 et 1828, était aussi un royaliste, antiquaire, administrateur efficace qui – en qualité d'officier dans le régiment Loyal-Émigrant – avait servi les Bourbons jusqu'en 1797 et, plus tard, Napoléon comme directeur des finances de la campagne d'Egypte. Le comte de Laizer fait appel de sa décision : le dossier qui se trouve aux archives départementales du Puy-de-Dôme contient les copies de lettres autographes des personnages tournant leur adhésion à la Société géologique et à de Laizer, dont l'ingénieur Charles Coquebert de Montbret, conseiller d'État honoraire et membre de l'Institut, le comte Christophe de Chabrol de Crouzol, conseiller d'État et ministre de la Marine, et Jacques-Joseph Guillaume François Pierre, comte de Corbière, ministre, secrétaire d'État de l'intérieur.

Maurice de Laizer et ses descendants ont vu dans la dissolution de la Société « une conspiration des voltairiens et les libéraux, hostiles à l'influence grandissante de l'Église catholique, partisans de sa séparation de l'Etat ». De Laizer « un vrai serviteur de la royauté, inscrit dans la pensée officielle de l'Église », élevé en exil par un jésuite émigré, aurait été considéré trop religieux dans un contexte local où la droite la plus ultra perd de son influence. Dans cette logique, Maurice de Laizer expose la situation à Paris en termes politiques et stratégiques dans une lettre datée de septembre 1824 et envoyée à son ami François Franchet d'Esperey, le directeur général de la police au Ministère de l'Intérieur de Jacques-Joseph, comte de Corbière, sous le Conseil présidé par Villèle, dont Corbière était proche :

« De notre première séance, nous avons émis des principes tout bibliques. Dans la 2e, j'ai prouvé que l'on peut suivre cette marche et travailler très utilement en géologie. Ne pouvant nous réfuter, on nous a attaqués administrativement (…) Dans cet état de choses, je crois de mon devoir de vous prévenir, monsieur, que la nouvelle société sera loin de marcher sur la route que vous m'aviez surtout recommandée. Elle sera composée à peu prés ainsi :

-Un tiers, royalistes religieux
-Un tiers, royalistes antireligieux à la Montlosier
-Un tiers, libéraux antireligieux

La géologie y sera hautement antireligieuse et si vous nous détruisez, vous n'aurez pas même le contrepoids que nous eussions si utilement mis dans la balance car incorporés, amalgamés, nous serons en grande minorité. » (De Fontaines, 2009 : 147-148)

Compte tenu de l'expérience de Laizer comme espion en Russie (Fontaines, 2009) et que sous l'impulsion de Villèle, après les nominations de Franchet d'Esperey à la direction générale et de Guy Delavau à la préfecture de Police de Paris, on organise les pratiques d'espionnage et de délation, on peut se demander si sa lettre à Franchet n'était qu'un rapport secret, une réponse aux instructions et conseils reçus de Paris pour observer la sociabilité clermontoise organisée autour de la science et des collections 6. Ce système d'espionnage, délations, dénonciations, accusations et rapports secrets, instauré par la police politique des ultraroyalistes à partir de 1824, caractérise aussi les transactions des sociétés paléontologiques qui vont s'établir en Auvergne pendant et après le Restauration. De cette manière, après la révolution de 1848, l'abbé Croizet va dénoncer Bravard aux administrateurs du Muséum pour sa sympathie pour « la politique rouge » et le confiseur François Séguin, à Buenos Aires, insistera plus tard sur sa loyauté à la France et à l'Empire en contraste avec le républicanisme de Bravard (Podgorny, 2001 ; 2009).

La dénonciation de l'ennemi politique promue par le cabinet Villèle (mais pas inventée par lui) est utilisée comme un mécanisme pour soutenir une position ou un intérêt personnel en relation avec les institutions ou les collections scientifiques. Ou, comme le montre le cas de Croizet et Séguin, pour discréditer le concurrent et s'assurer que les professeurs du Muséum achètent leurs collections et non celles de "l'ennemi" dans une dynamique où le perdant est toujours Bravard, de loin le plus pauvre mais aussi le plus colérique, comme en témoignent plusieurs contemporains 7. C'est un argument banal qui non seulement déclenche des rivalités mais détermine aussi les itinéraires de vie des uns et des autres, ainsi que l'achat de collections basé sur la loyauté courtoise, une logique de confrontation sans fin et une morale opportuniste – « girouette », aurait dit le Nain Jaune. Loin des transactions basées sur l'offre, la demande et l'intérêt scientifique, ces ventes exposent la vie morale et politique des opposants, la biographie du vendeur étant plus importante que le produit offert (Podgorny, 2001 ; 2009 ; 2021).

Le cas de la société géologique de Maurice de Laizer montre également les articulations locales de la politique de la Restauration, où les alliances ne répondent pas toujours au pouvoir central parisien. Le comte de Montlosier, qui avant la Révolution avait publié une Étude sur les volcans d'Auvergne (1789), était hostile aux jésuites et l'ultramontanisme, défendant le gallicanisme, la doctrine religieuse et politique qui cherchait à organiser l'Église catholique de façon autonome par rapport au pape. Montlosier publie de nombreux écrits contre les jésuites où il y dénonce une force occulte politico-religieuse : le parti ultramontain français et la congrégation, composée par le parti jésuitique dont le centre est à Rome (Larouzière, 2003 ; sur les ultras et le mythe de la congrégation jésuite, voir Lauvergnée, 2009). Croizet, de sa part, devait compter sur le tiers loyal à Dieu, la géologie et le Roi, ce qui ne veut pas dire que Croizet et de Laizer partagent ses vues géologiques sur l'Auvergne. On peut se poser la question plus générale du changement possible que le nouveau règne de Charles X amène dans la province, car les actions contre la Société, fondée avant 1825, et sa suppression de facto pourraient rentrer dans les mesures de virage à l'extrême droite.

Si les efforts utiles de Maurice de Laizer sont clairs par rapport aux mines et la minéralogie, sa géologie religieuse des années 1820 a laissé peu de traces. Le rapporteur du Journal du Puy-de-Dôme donne des indices, en rappelant son opinion « que jamais la mer n'a séjourné sur le sol actuel de l'Auvergne », à laquelle s'opposent les abbés Lacoste et Croizet. Et, en effet, la question de la présence de la mer en Auvergne était liée aux débats sur l'extension et l'historicité du déluge et sur l'extension des catastrophes et des révolutions du globe et d'une manière plus ample, la conciliation entre le récit mosaïque et « l'observation des faits » pour expliquer l'évidence du phénomène incontestable : le déplacement du lit des mers. Si comme Pietro Corsi (1988 : 51) l'a dit, « geology was rapidly increasing in popularity among the (Anglican) clergy, probably helped by the fact that in Anglican circles it was generally regarded as a safe science », pour les catholiques et les ultras français ce n'était pas si différent.

Dans la conclusion de son célèbre Discours sur les révolutions de la surface du globe et sur les changemens qu'elles ont produit dans le règne animal (Recherches sur les ossements fossiles des quadrupèdes, 1812), Cuvier, qui à l'époque n'avait décrit que 90 espèces de mammifères disparus, donne son accord à Deluc et Dolomieu par rapport au fait que « la surface de notre globe a été victime d'une grande et subite révolution dont la date ne peut remonter beaucoup au-delà de cinq ou six mille ans. » Selon Laplanche (2014), c'était surtout cette conclusion, « confirmant le récit biblique » (c'est-à-dire, la réalité historique du déluge), que retinrent les apologistes, en particulier en Angleterre mais aussi en France : « notre globe offre partout des traces si évidentes, qu'aucune vérité physique n'est aujourd'hui regardée comme plus certaine par les géologues » – disait Félicité Lamennais dans son « Essai sur l'indifférence en matière de religion » (1817-1823). Donc, on essaie de prouver la vérité incontestable des écrits sacrés, relativement aux évènements qui se sont passés dans le monde et sa corroboration par des faits physiques de toutes les parties du globe.

Si les Anglais ont eu une tendance particulière pour ces sortes de recherches – disait Ami Boué en 1833 – « il paraît aussi quelquefois en Allemagne et même en France, des ouvrages semblables. » Louis Athanase Chaubard publie ses Elémens de géologie (Paris, 1833) qui offrent, suivant lui, la concordance des faits géologiques avec les faits historiques tels qu'ils se trouvent dans la Bible, les traditions égyptiennes et les fables de la Grèce. Dans une Lettre sur le Déluge, dans laquelle on a examiné la possibilité d'accorder le récit de Moïse avec les faits constatés par l'observation et les principes de la physique (Paris, 1833), Félix Passot a prétendu prouver la formation aqueuse simultanée de toutes les couches à restes organiques. De sa part, Nérée Boubée promit le développement du tableau 4e, l'état du globe à ses différents âges, où il démontrait la concordance des faits géologiques avec la Genèse ; et il imprimait aussi une Géologie élémentaire à la portée de tout le monde, où il décrit sa théorie des déluges d'origine cométaire (Boué, 1833 : LXXIV-LXXV ; voir aussi Laplanche, 2014).

Le premier article du Bulletin de Férussac, par exemple, est une dissertation sur le déluge universel, un sujet que le Bulletin va reprendre souvent pendant les neufs ans de son existence. Ainsi, le baron de Férussac en 1827 publia un « Examen analytique de la conférence de Mgr l'évêque d'Hermopolis, dans laquelle Moïse est considéré comme historien des temps primitifs », où il félicita Monseigneur Denis-Antoine-Luc, comte de Frayssinous (1765-1841), ministre des Affaires ecclésiastiques et de l'Instruction publique (1824-1827) dans le gouvernement de Villèle, et ministre des Cultes dans le gouvernement de de Martignac, pour avoir fait concorder la parole de l'Ecriture Sainte et les écrits scientifiques. Férussac, comme de Laizer et plusieurs autres, pense que la géologie pourrait maintenant « servir à appuyer la cosmogonie de Moïse ». Dans ses travaux sur les mollusques, Férussac rejette le créationnisme envisagé de manière globale et propose donc une hypothèse de créationnisme anti-catastrophiste. Comme souligne Blanloeil (1988), « l'explication qu'il avance est celle de nids de création se répétant à des distances plus ou moins variables, hypothèse qu'il préfère à celle des migrations. Différents bassins peuvent donc coexister en divers points du globe suivant que les circonstances climatiques le permettent. » Férussac détermine la loi de la répartition des espèces sur la surface de la terre, il y montre que les changements que la vie a éprouvés sur le globe ont été gradués, qu'elle n'a point été renouvelée, que les races n'ont point été modifiées, mais qu'à mesure que les conditions d'existence changeaient, ou qu'il s'en développait de nouvelles, de nouvelles espèces ont remplacé celles qui ne pouvaient plus exister, et qui n'avaient plus de rôle à remplir, et cela jusqu'à l'époque où, pour chaque partie de la surface terrestre successivement, l'équilibre entre les causes influentes a été établi (Rabbe, 1836 : 1681). Cette idée de révolutions et déluges locaux et de la variabilité des espèces en fonction de l'influence des localités va être reprise par Auguste Bravard (1828 : 15-16) mais aussi, comme métaphore, sert pour comprendre la pertinence des enjeux scientifiques locaux et l' impossibilité de contrôler totalement la démarche d'une société de géologie en province (la Société géologique de France date de 1830).

Dans cette région où les volcans et les minéraux ont attiré l'attention du monde savant depuis l'Ancien Régime, comme celle de Louis-Girard, le père de Maurice de Laizer, dans les années de la Restauration, les naturalistes auvergnats se passionnent pour les espèces perdues. (Rudwick, 2010, Pénicaud 2002). En partie à la suite de la popularisation de la géologie à l'anglaise (Rudwick, 2010), de l'appel de Cuvier et son collecte d'alliés internationaux et nationaux (Rudwick, 1997b), de la publication de ses Recherches sur les ossemens fossiles (première édition en 1812, deuxième édition, enrichie de faits nouveaux, fournis par ses correspondants publiée de 1821 à 1824 ) mais aussi de Reliquiæ Diluvianæ or, Observations on the Organic Remains Contained in Caves, Fissures, and Diluvial Gravels and on other Geological Phenomena attesting the Action of an Universal Deluge en 1823 par William Buckland, qui visita l'Auvergne en 1820 et 1826 (Rudwick, 2007 ; 2010). Mais surtout par la confluence contingente de plusieurs acteurs avec des intérêts et formations différents autour de la Société géologique de Clermont-Ferrand et de la découverte de gites fossilifères d'une richesse encore inconnue grâce à la promotion de l'activité minière sous la Seconde Restauration.

 

Les mammifères perdus d'Auvergne, 1825

Dans la séance constitutive de la Société de Géologie et Minéralogie, on parle de zèles et désirs partagés, du progrès des sciences et de l'extension des connaissances personnelles sur la nature de la province. Le Règlement institue la veille de la Saint Louis, le 25 août, jour de fête en France au XVIIIe siècle, la fête des arts et aussi quand les Académies ouvraient leurs salles pour attribuer les prix et admettre de nouveaux membres. Les deux premiers buts de la société étaient, en effet, liés à la coopération : « De nous faire mutuellement part du résultat de nos recherches, sur tout ce qui a rapport à l'histoire naturelle du pays » ; « de contribuer, en tout ce qui dépend de nous, à former, et successivement à augmenter un musée, où les étrangers puissent trouver des collections aussi complètes que possible des produits minéralogiques et géognostiques », et « de déposer et conserver en un seul et même lieu des notes exactes sur les localités les plus intéressantes, comme sur les divers gisements remarquables qui ont été ou seront observés ». On cherchait surtout à réunir les travaux sous le rapport des volcans anciens et modernes. (Règlement 1824, 3-4).

Une fois la société liquidée et la position de Maurice de Laizer affaiblie, le fait qu'ils se sont partagé et montré mutuellement les résultats de leurs recherches va éveiller, chez chacun des participants à la réunion de septembre 1824, l'avidité de s'approprier la paternité de la découverte des fossiles. Bravard, Dèveze de Chabriol et Croizet sont rejoints par trois acteurs : le banquier, antiquaire et minéralogiste Jean Baptiste Bouillet (1799-1878), le publiciste Antoine Claude Jobert, receveur des contributions directes (1797-ca. 1855) et le Journal du Puy-de-Dôme, un journal politique et littéraire consacré aux événements du département et à l'analyse des journaux de France, publié depuis 1805. Devenu royaliste après les Cent-Jours, le Journal du Puy-de-Dôme affiche son soutien aux ultras et au parti clérical. En 1824, il est publié les mardi, jeudi et samedi sous les mots « Vive le Roi long-temps et les Bourbons toujours ! », on s'abonnait à Clermont chez Thibaut-Landriot, administré par François Thibaut, libraire et imprimeur du roi, et à Riom, chez Laurent Thibaud, imprimeur-libraire.

Le mardi 7 juin 1825, le Journal du Puy-de-Dôme (année 20, N°68) publie l'annonce suivante avec des résonances pré-cuvieriennes :

« L'importance des presses lithographiques établies à Clermont et l'utilité dont elles peuvent être pour ce pays, seront grandement prouvées par le beau travail dont elles vont faciliter la publication. Ce travail est un essai géologique sur la montagne de Boulade, près d'Issoire, avec la description et la figure des ossemens fossiles qui y ont été recueillis. Ces ossemens qui proviennent de grandes espèces perdues, ou d'espèces qui vivent encore, mais dans des contrées lointaines et des climats différens, présentent, dans leur étonnante réunion, un problème dont la solution jettera une nouvelle lumière sur les révolutions physiques du globe. Toutes les idées nouvelles que cette localité fait naître, seront exposées dans le texte, dont la rédaction sera due à un savant recommandable, estimé et connu des membres de l'Institut, qui souvent, ont eu l'occasion d'apprécier ses utiles recherches. C'est la même personne, aussi modeste qu'elle est instruite, qui a réuni avec une longue persévérance un grand nombre de fossiles curieux, que la lithographie retracera avec exactitude et talent, par les soins d'un jeune naturaliste de cette ville, plein de zèle pour la science, M. Bouillet ; nous en jugeons par la première livraison de ces planches, déjà lithographiées, qui suivent de près le prospectus, actuellement sous presse, et qui sera joint au numéro prochain de ce journal. »

Si les lecteurs du Journal sous l'euphémisme « savant recommandable » pensaient pouvoir entrevoir le nom "Maurice de Laizer", ils se trompaient : le samedi suivant (11 juin 1825), on annonce la mise en vente de la première livraison de l'Essai géologique, avec la description et les figures lithographiées, un ouvrage « composé de 27 planches in-folio, et divisé en cinq livraisons qui paraîtront de mois en mois. La dernière, accompagnée d'un volume de texte, in 8°. Le prix de chacune est de 3 fr. pour les souscripteurs, et de 15 fr. pour l'ouvrage entier, 18 fr. pour les personnes qui n'auront pas souscrit au Bureau du Journal. » Les noms des auteurs sont dévoilés : M. Devèze de Chabriol et M. J.-B. Bouillet. La réponse ne se fait pas attendre : le samedi 18 juin, le Journal publie trois lettres adressées au rédacteur signées Jobert, Bravard et Croizet (Annexe 2, a) qui sont adressées à Thibaut pour le charger également de l'impression des planches et du texte de leurs recherches sur les fossiles découvertes dans la montagne de Perrier. Les parties se sont accusées mutuellement de contrefaçon.

Comme la monographie sur la Boulade est publiée par livraisons et que la première manque de texte, Devèze et Bouillet le rédigeront en guise de défense et de preuve de leur paternité et propriété intellectuelle de la description et de la collection, ou du moins d'une partie de celle-ci. Ainsi, dans l'introduction, ils mentionnent non seulement le marquis de Laizer, le père de Maurice, mais aussi donnent les noms des chasseurs, les premiers à avoir trouvé une corne de cerf fossilisée et un fragment de mâchoire : MM. Devergèse et Gauthier-Person (Devèze et Bouillet, 1827 : 4-5). Devèze montre que la découverte était due – comme presque toujours – au hasard et à l'observation de « deux jeunes chasseurs d'Issoire, qui ont montré des fossiles de ce gisement long-temps avant que, ni moi ni M. Bravard, ne le connoissions » (Annexe 2, b). Devèze, dans sa lettre au Journal, insiste : la découverte des chasseurs a suscité l'intérêt de plusieurs collectionneurs du département qui commencent à accumuler des ossements ou d'autres pièces, comme la belle dent de mastodonte conservée dans le cabinet d'un chirurgien-dentiste de la ville. Face à cette nouvelle passion locale (et internationale) et en vue de la publication de Devèze et Bouillet, Bravard aurait été prompt à rechercher des partenaires pour rivaliser dans le même domaine : « aujourd'hui Bravard a formé une société qui voudroit faire ce que nous faisons. » (voir Annexe 2, b).

L'éditeur et libraire se trouvait entre deux feux. Le 30 juin, suivant la lettre de Devèze (voir Annexe 2, b) et commentant qu'il croyait que cette question intéressera « bien foiblement » le public, il publia la lettre qu'il avait adressée à l'un des membres d'une autorité compétente en matière de droits de publication. Le traité avec Devèze et Bouillet avait inclus deux articles sur lesquels on doutait :

« Je m'engage, 1°. à…8°. A donner tous mes soins pour contribuer au débit et au succès de l'ouvrage, tant par les annonces dans mon journal, que par mes relations en librairie ; 9°. A n'imprimer aucune contrefaçon de l'ouvrage de MM. Devèze et Bouillet, comme aussi de n'en pas tirer un plus grand nombre que celui convenu. » Thibaut, « ne voulant point agir contre les devoirs de ma profession, qui sont indépendans de la clause que l'on a très-inutilement exprimée en l'art. 9 de mon traité ; mais ne voulant non plus, ni ne pouvant refuser, sans cause légitime, le service de mes presses à ceux que y ont recours, j'attends votre solution pour me décider à commencer le second ouvrage ou à en refuser l'impression ».

Devèze dénonce que M. Bravard n'avait, non plus qu'aucun d'autre, songé à entreprendre un pareil travail, une idée qui apparaît après la première livraison de l'ouvrage sur la Boulade ; Bravard cherche des associés, des dessinateurs et des lithographes, pour publier un ouvrage sur la montagne de Perrier et dénonce que les fossiles sont à lui. Si Thibaut voulait de la publicité, cette querelle dans son Journal attire l'attention du monde savant et du public auvergnat pendant tout le mois de juin. Le 6 juillet, Bouillet envoie une lettre au Journal pour mettre fin à la question face au public : la découverte géologique avait paru exciter l'attention des personnes éclairées « mais, je ne pense pas que ces mêmes personnes prennent un vif intérêt à la discussion élevée à ce sujet par M. Bravard. C'est pour cela que je me dispenserais de répondre à sa dernière lettre insérée dans votre Journal du 5 de ce mois ; je lui dirai seulement qu'au lieu de s'occuper du soin de relever minutieusement les erreurs qui, suivant lui, se sont glissées dans note prospectus, il convient qu'il s'occupe, préalablement à toute publication, du soin, plus important, d'examiner la question de propriété qui s'élève relativement aux os fossiles qu'il possède » (voir Annexe 2).

Férussac – suivant le Journal du Puy-de-Dôme – rapporte toute l'affaire et rappelle que cette découverte était tout à fait annoncée par le président de la Société académique de Clermont en l'accompagnant d'un plan des localités et de trois coupes ou profils du plateau, ainsi que de nombreux échantillons de ces ossements. Ensuite, on est surpris par l'irruption des nouveaux acteurs dans un sujet qui deux ans avant, n'existait pas dans l'horizon scientifique ni biographique des impliqués :

« La reconnaissance de ce gisement est due à un jeune élève de l'école des mineurs de Saint-Étienne, M. Bravard, dont nous avions pu apprécier peu de temps auparavant l'intelligence et les connaissances diverses. L'on assure, à la vérité, que l'on en doit la première découverte à deux chasseurs ; mais il n'en est pas moins incontestable que c'est au mouvement imprimé par M. de Laizer en Auvergne, pour les observations de ce genre, que l'on doit les résultats de cette découverte que M.de Laizer fit valoir et dont il étendit par là l'importance, ainsi qu'aux travaux et aux recherches de M. Bravard. Le projet de M. de Laizer, ainsi qu'il l'annonça dès le début à M. Cuvier et à nous, était, après avoir soumis ces ossemens au jugement de ce restaurateur de l'antique animalité du globe, d'en publier la description et les figures. Dans le nombre des amateurs qui s'empressèrent à fouiller le gisement de Perrier, devenu célèbre dans le pays, M. Devèze fut un des plus heureux ; il recueillit aussi des échantillons précieux, et il paraît qu'ayant également l'ambition de les publier, il se hâta de prévenir, en société avec M. Bouillet, l'ouvrage que préparait avec moins de précipitation soit M. de Laizer, soit M. Bravard. » (Férussac, 1825 : 437)

Bravard et Devèze s'étaient mutuellement communiqué les ossements qu'ils trouvaient, et en prenaient respectivement des dessins. Pas seulement à la Société de Géologie de Clermont : comme on va voir plus tard, Bravard travaillait pour le comte de Laizer et, en demeurant chez lui, y reçoit ses futurs concurrents. Férussac continua en soulignant la naïveté de Bravard dans un contexte que Férussac connaît bien, se caractérisant par la délation et la trahison :

« Sans entrer dans les motifs que nous ignorons et qui ont pu déterminer cette confiance de la part du premier vis à vis du second ; sans savoir comment, sans un consentement positif de M. Bravard, M. Devèze peut publier des communications nées d'une confiance mutuelle, mais qui n'eussent certainement pas eu lieu si des entreprises rivales devaient en être le résultat, nous dirons que les personnes qui s'occupent de la science furent surprises de l'annonce de M. Devèze et de la précipitation qu'il semblait mettre dans sa publication, comme ainsi de ne point trouver le nom de M. de Laizer à la tête de l'une ou de l'autre de ces entreprises. Chacun, à la vérité, est libre de publier le résultat de ses recherches ; mais le tribunal de l'opinion est là pour juger les faits, et la science ne saurait gagner à ce que les moyens de lui être utile soient dispersés, et qu'au lieu de réunir en commun des efforts partiels pour produire un travail plus complet et plus parfait, les savans soient obligés d'acheter deux ouvrages au lieu d'un sur le même sujet. D'ailleurs il est des matières que tout le monde ne peut traiter avec un égal avantage pour la science. On attendait la publication annoncée par M. de Laizer, qui devait soumettre les matériaux de son ouvrage à M. Cuvier, ce qu'était une garantie importante et une sécurité nécessaire. Le nom de MM. Devèze et Bouillet était inconnu jusqu'à présent des géologues et des naturalistes, et leur première livraison prouvait déjà que la détermination de leurs échantillons n'était pas toujours juste, et les faits importans annoncés dans leur prospectus complètement exacts. Tout montre donc qu'il eût été plus convenable de se moins presser et de se réunir, plutôt que de chercher à se devancer. Le prospectus de MM. Bravard, Croizet et Jobert, que nous annonçons, nous apprend du reste que M. de Laizer a remis à ces messieurs le soin de publier les matériaux qui lui appartiennent ; on doit lui savoir gré de cette généreuse communication : c'est ainsi que les véritables amis des sciences doivent agir, en sachant sacrifier à leur intérêt toute gloire personnelle. Ce long préambule, avant d'arriver à faire connaître les deux entreprises que nous annonçons, ne saurait être inutile aux sciences et aux savans ; ils le sentiront aisément ; il était d'ailleurs nécessaire pour qu'on sache comment les mêmes objets vont être reproduits dans deux écrits différens. Et d'abord nous préviendrons, quant aux titres distincts des deux ouvrages, qu'il s'agit absolument de la même localité, et beaucoup plus d'ostéologie que de géologie ; il paraît que M. Devèze donne le nom de Boulade à une partie du plateau de Perrier. D'ailleurs l'ouvrage de M. Bravard contiendra des ossemens d'autres gisemens, et spécialement des ornitholithes et des empreintes de poissons que M. Devèze ne se propose point de publier dans l'ouvrage qu'il fait paraître aujourd'hui. » (Férussac, 1825 : 438-9).

 

Trahisons croisées

La générosité de Maurice de Laizer, loin de l'être, était plutôt un résultat de la querelle pour la propriété des ossements. En 1827, il adressa un texte pour résumer l'épisode de 1825 à l'académie de Lyon :

« Messieurs, lors de mon dernier voyage à Lyon, il y a trois ans, vous eûtes la bonté d'accueillir avec bienveillance quelques observations générales sur la géologie d'Auvergne et spécialement sur les gisements fossiles que j'avais signalés, l'année précédente comme existant dans nos roches et dans les sédiments et qui jusque là n'y eussent pas encore été remarqués. Je comptais alors publier moi-même les découvertes et pour donner à cet effet à mes fouilles tout le développement dont elles étaient susceptibles, j'avais appelé auprès de moi un jeune élève de l'école des mineurs de Saint Etienne (M. Bravard). Déjà une année entière avait été consacrée à ce travail, ou aux dessins, plans, coupes géologiques qui en étaient la conséquence. Forcé de faire une absence de quelques mois, j'avais laissé mon jeune collaborateur dans ma maison de campagne et je l'y croyais occupé à surveiller et à promouvoir mes travaux de recherches lorsqu'à mon arrivée de Lyon, j'appris par un prospectus qu'il m'avait subitement quitté emportant mes matériaux et qu'associé à deux individus du voisinage (l'abbé Croizet, secrétaire de l'académie, et M. Jobert), il publia l'ouvrage que j'avais annoncé. Déjà tous les gisements fossiles, par moi réunis, se trouvaient chez M. Cuvier pour en obtenir la détermination et passaient pour la propriété de mes adversaires. En même temps, M. Devèze et Bouillet fouillant le même terrain et creusant les mêmes excavations par moi commencées, promettaient aussi au public un essai géologique sur la montagne de Boulade » (dans Fontaines, 2009 : 149).

Bravard, en fait, avait été employé de Maurice de Laizer et avait travaillé aussi sur sa demande de concession minière de Brassac, un sujet aussi contesté et qui attirait des investissements de plusieurs acteurs, comme le montrent les dossiers sur la concession existant dans les archives départementales du Puy-de-Dôme. En 1825, le comte ne voulant pas un scandale public, préfère transiger avec ses rivaux. Ensuite, sa sœur, la comtesse Marie-Alexandrine, ancienne chanoinesse de Neuville, décédait en février 1825. Tous les deux travaillaient sur une histoire de la Celtique depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'incorporation de l'Aquitaine à la France au Xe siècle. Dévasté et affaibli par la mort de sa sœur, en juillet 1825 – les derniers jours du débat public dans le Journal du Puy-de-Dôme, auquel il ne participe pas – Laizer écrit dans son journal :

« Le 5, traité entre moi et Mr. Croizet où je cède beaucoup pour avoir la paix. Il y a manque à l'instant même.
Le 6, je me plains à monsieur l'Evêque de Mr. Croizet et demande restitution de mes pièces.
Le 14, arrivée de Mr. L'abbé Croizet, violente querelle, puis nouveau traité de part et d'autre pour gagner du temps et éviter rupture trop hostile.
Le 18, Mr. Croizet et Bravard viennent me voir. Bravard me demande de signer une rétractation de ce que j'avais dit sur lui. Je repousse sans lire, avec hauteur ; l'abbé m'invite à lire, assure que il n'y a rien que de convenable. Je réponds que le titre seul est trop inconvenant pour que je le regarde. Bravard menace violemment, il va imprimer des copies de papiers qu'il a pris ou conservés à mon insu notamment mon compte avec la préfecture pour les antiquités. Je le fais sortir de chez moi. L'abbé consent à me rendre de suite les ossements… En fin, me croyant réellement devancé dans la description des espèces, je renonçais à ce travail dont je m'occupais depuis plus de 18 mois
» (dans Fontaines, 2009 : 150, note 15).

Dans l'intervalle, Bravard, élève de l'école des mineurs. Croizet, membre de la Société académique de Clermont-Ferrand et Jobert trésorier de la même société, publient un prospectus de leur ouvrage présenté à la Société : les Recherches sur les corps organisés fossiles de la montagne de Perrier, près d'Issoire, et dans plusieurs autres gisemens du département du Puy-de-Dôme, un volume in-4o, d'environ 120 à 150 p, de texte, papier grand raisin, et de 25 pl. lithographiées. Parmi celles-ci sont comprises des coupes pour les principaux gisements, une carte géologique extraite d'un travail plus considérable qui comprend tout le Puy-de-Dôme, et une vue de la montagne de Perrier. Le prix de l'ouvrage est fixé à 15 francs pour les souscripteurs avant le 1er octobre prochain, et à 18 fr. pour les non-souscripteurs. Ils promettent la description d'un nombre remarquable de grandes espèces de quadrupèdes, les ossements d'oiseaux et les empreintes de poissons et aussi la description des végétaux fossiles qu'ils ont trouvés en Auvergne, mais, finalement, ils se sont décidés à laisser à Adolphe Brongniart le soin de les décrire dans l'ouvrage complet qu'il prépare sur les débris de l'antique végétation du globe. Enfin les coquillages des dépôts formés sous l'eau douce, devant paraître dans l'Histoire naturelle des mollusques terrestres et fluviatiles de Férussac, les auteurs ont renoncé à publier ceux qu'ils avaient recueillis, pour borner leur entreprise aux seuls animaux vertébrés, leur ouvrage étant alors plus en harmonie avec celui de Cuvier dont ils vont adopter le format et la justification. Cette promesse, comme nous le verrons, ne sera jamais tenue, du moins au nom de la société qui l'annonce.

Les livraisons de l'ouvrage de Devèze et Bouillet, par contre, continuent leur marche. Peut-être à cause du travail de Devèze sur les animaux à cornes, les premières planches sont dédiées aux parties de la tête et des bois de cerf ou d'élan mais sans reconnaître si ces espèces étaient les mêmes que celles qu'a décrites Cuvier, sans explication, sans synonymie, ni noms nouveaux. On ne dit pas à quel genre et à quelle espèce elles appartiennent. D'ailleurs la fig. 3 de la pl. VI n'appartient pas à un ruminant, mais à un Tapir. Comme Bravard le rapporte dans le Journal du Puy-de-Dôme, Devèze se serait trompé en annonçant dans son prospectus des ossements de Cétacés qui n'existent pas en Auvergne (Fig. 1 et 2).

 


Fig. 1. Planche dédiée aux bois de cerf ou d'élan, extraite de l'ouvrage de Devèze et Bouillet.

 


Fig. 2. Planche VI avec la figure 3 illustrant un prétendu ruminant (en réalité un Tapir), extraite de l'ouvrage de Devèze et Bouillet.

Dans son compte-rendu, Férussac (1825) signale que l'exécution, sous le rapport de la lithographie, est très-satisfaisante mais, sous le rapport du dessin

« on ne saurait en dire autant ; plusieurs figures paraissent évidemment pécher par les proportions respectives de leurs parties, et c'est un défaut capital pour des objets dont la différence repose souvent sur ces mêmes proportions. Les auteurs, quelque capables qu'on les suppose, ne peuvent d'ailleurs avoir les connaissances d'anatomie comparée et l'habitude de l'examen des ossemens fossiles nécessaires pour parfaitement déterminer les espèces d'animaux, et même les genres auxquels ces ossemens ont appartenu. » (Férussac, 1825 : 439).

Férussac est par contre favorable à de Laizer et Bravard (que Férussac considérait toujours comme loyal au comte) et espère dans l'ouvrage promis par Bravard, Croizet et Jobert, « un indispensable supplément au grand ouvrage de M. le baron Cuvier ». En plus, toutes les espèces décrites et figurées par Devèze se trouveront dans l'ouvrage de Bravard, qui possède des ossements nombreux de toutes ces espèces, ainsi que de plusieurs autres qui ne seront pas dans celui de M. Devèze. Selon Férussac : « Nous avons vu plusieurs des dessins et des lithographies de cet ouvrage, et nous pensons qu'ils ne laisseront rien à désirer tant pour l'exactitude que pour l'exécution. » (Férussac, 1825 : 440).

Les espoirs de Férussac n'ont pas pu être réalisés : en novembre 1827, l'année du rapport de Maurice de Laizer à Lyon, Bravard signe avec Jobert un acte par lequel il rompt la « société fossile » établi en 1825. Jobert conserve seul la propriété de l'ouvrage (pertes et gains). Il paye 200 f. de dettes de Bravard, lui fait remise de tout ce qu'il lui doit pour nourriture. De plus, Jobert et l'abbé Croizet payent chacun à Bravard 100 f. comptant et le laissent libre de publier de son côté tout ce qu'il voudra sur le même sujet. Jobert, trésorier de la nouvelle Académie, receveur des contributions directes, c'est-à-dire celles assises directement sur les fonds de terres ou sur les personnes, qui se lèvent par des rôles où les contribuables sont nominativement indiqués, connaissait bien les dettes de Bravard et en sa qualité receveur, contrôle son futur. Croizet et Jobert (1828) publient leurs travaux à Clermont chez Thibaut en utilisant le même motif dans la couverture que celui utilisé par Devèze et Bouillet (Fig. 3a et b). Pour l'instant, ils vont dédier l'ouvrage à Cuvier et changer le titre : au lieu de « Recherches sur les corps organisés », ils adopteront le nom de l'ouvrage du baron : « Recherches sur les ossemens fossiles », un titre bien à la mode et qui laisse de côté les végétaux fossiles, déjà chez Adolphe Brongniart.


Fig. 3 a. Couverture de l'ouvrage de Devèze et Bouillet, intitulé "Essai géologique et minéralogique sur les environs d'Issoire, département du Puy-de-Dôme". b. Couverture de l'ouvrage de l'abbé Croizet, intitulé "Recherches sur les ossemens fossiles du département du Puy-de-Dôme". Noter l'épigraphe de Delille sur chacun des ouvrages [Cliquer sur l'image pour l'agrandir].

Bravard, séparé de Croizet, de Jobert, en litige avec Maurice de Laizer, Devèze de Chabriol et Bouillet, part pour Paris où il retrouve Laurillard. Sa Monographie de la Montagne de Perrier, près d'Issoire (Puy-de-Dôme) et de deux espèces fossiles du genre Felis découvertes dans l'une de ses couches d'alluvion (Paris, 1828) va être imprimée chez Levrault à Strasbourg, c'est-à-dire chez l'imprimeur d'Alexander von Humboldt. Dans cet ouvrage, Bravard va reprendre des idées de la géologie de Férussac mais aussi la discussion sur la rareté des carnassiers fossiles dans les terrains de sédiment ou terrains meubles par rapport aux cavernes comme Kirkdale. Par contre, Bravard montre que les terrains meubles d'Auvergne sont pleins d'animaux toujours à l'affût de leurs victimes. Peut-être une autre métaphore de la paléontologie sous la Restauration. Et pour se défendre, Bravard, dans une note, va inclure une estocade contre Devèze et son prétendu cétacé indéterminable, un vestige probable du déluge et de la présence de la mer en Auvergne :

« Cette erreur qui est une des plus légères de l'échafaudage de sophismes qu'ils ont donné (…), ne mériterait certainement pas d'être réfutée. Cependant, comme elle résulte d'une particularité assez plaisante dont je suis témoin, je vais raconter le fait. Au mois de décembre 1825, pendant que je comparais mes fossiles avec leurs analogues dans les espèces vivantes, dont on conserve les squelettes dans les galeries d'anatomie du jardin du Roi, M Laurillard était occupé à déterminer le petit nombre d'ossemens que possède M. Devèze. Sur chaque os, ce dernier avait placé une étiquette inexacte que M. Laurillard enlevait en écrivant sur l'os lui-même des détails spécifiques : mais un fragment de l'un d'eux se trouvant trop inégal pour y tracer des caractères, il y laissa la bande de papier qui portait pour étiquette, OSSEMENT DE CÉTACÉ, et sans avoir la précaution d'effacer cette sottise, écrivit au-dessous, indéterminable, d'où notre savant a fait son cétacé indéterminable (Bravard, 1828 : 91).

 

 

Conclusion

Cette erreur montre aussi la série de contingences et de fragmentations qui modèlent la pratique de la paléontologie et de l'anatomie comparée, organisée avec le concours d'hommes et de femmes qui se détestent, s'associent, se font la guerre et se volent les uns les autres en invoquant la Genèse et la Patrie. L'itinéraire français de Bravard est aussi un exemple qui s'articule à des problématiques transnationales et locales comme la propriété des ossements, le droit d'auteur, l'économie des pratiques scientifiques, la diffusion et publicité du savoir ; bref, les enjeux commerciaux, légaux, politiques et scientifiques dans le contexte si conflictuel de la Seconde Restauration des années 1820. En ce sens, Bravard nous conduit dans l'univers social de la paix de la Restauration et de ses créations marquées pour le litige et la délation. Mais aussi vers la question de la nature procédurière et judiciaire qui a caractérisé l'émergence de la paléontologie dans les contextes les plus divers, que ce soit en Patagonie, dans le Massif central ou dans l'Ouest américain, on voit souvent ce type de conflit sur la propriété des ossements, un conflit moins visible dans les domaines de la zoologie et des autres disciplines qui se basent sur les collections. Une question qui reste ouverte, un prospectus pour un livre qui, comme cette histoire nous l'apprend, seul l'avenir peut dire si jamais quelqu'un la résout. D'autre part, le cas d'Auguste Bravard nous montre qu'entrer dans l'histoire des pratiques de la paléontologie française grâce aux clés fournies par cet illustre inconnu, peut contribuer à dévoiler ce que Pietro Corsi (2020 : 1) appelait « the multiple layers – social, generational, political, and disciplinary – that at any given time characterize the actions of populations of individuals claiming to pursue and possess knowledge. »

 

Remerciements

Je remercie très vivement les personnes et institution qui m'ont apporté leur soutien pendant ma recherche et l'écriture de cet article : en 2003, Pierre Pénicaud, la famille de Madame Monghal à Issoire. Dans ces dernières années, Nathalie Richard. Madame de Fontaines, Susana García, Miruna Achim, Karoline Noack, Eric Buffetaut et le soutien de l'action ECOS-SUD A15H02 Sciences citoyennes : les espaces de l'amateurisme scientifique (1850-1950) ; PICT 2015-3534 ; et du PIP 0153-CONICET. Il y a aussi quelques noms qui sont récurrents à l'époque et maintenant : Maribel Martínez Navarrete, Margaret Lopes et la Fondation Alexander von Humboldt (Once a Humboldtian, always a Humboldtian – Humboldtien une fois, humboldtien toujours). Mais je dois aussi reconnaître une autre continuité avec le passé : en 1999, lorsque j'ai trouvé les dossiers Bravard/Séguin sur une mission de l'action ECOS dirigée par Yves Coppens et Jorge Rabassa, j'ai suivi le séminaire que Pietro Corsi donnait au Centre Koyré, encore dans le Jardin des Plantes. Impressionnée par la quantité de petites histoires autour de la classification des zoologues et minéralogistes de 1800, ce travail se veut une minuscule reconnaissance à cette histoire en filigrane qu'il a su transmettre dans ses travaux.

 

 Annexe 1

a. Lettre de Bravard à Laurillard (Archives du Muséum National d'Histoire Naturelle, Paris)

Monsieur,

Il y a bien longtems, c'était en 1829, un tout jeune homme qui venait de découvrir en Auvergne plusieurs gîtes à ossemens fossiles, se présenta devant vous et votre illustre ami le Baron Cuvier sans autres lettres de recommandation que sa découverte. L'accueil bienveillant qu'il reçut de vous, les leçons et les conseils que vous lui avez prodigués avec une sollicitude toute paternelle (sont encore) sont encore pour lui de bien glorieux souvenirs, et il est heureux aujourd'hui de vous exprimer toute la reconnaissance qu'il vous doit pour les soins que vous avez donnés à son éducation scientifique. Le jeune homme de 1829 peut il espérer que vous ne l'avez pas complétement oublié ?

Je vous dois compte, en retour de tout ce que vous avez fait pour moi, en retour des nombreux témoignages d'amitié que vous m'avez donnés autrefois des quinze années qui se sont écoulées depuis que je ne vous ai vu, je vais le faire sommairement.

En 1828 je publiai ma monographie de la Montagne de Perrier et deux espèces fossiles du genre felis (Megantereon et Cultridens)

En 1830 je fis paraître un petit mémoire sous le titre de « Monographie du Cainotherium genre nouveau de la famille des pachydermes » que MM de Laizer et Parieu ont depuis décrit sous le nom de Oplotherium.

Á cette époque, privé de fortune je du songer à me faire une position dans le monde et ... lors je renonçai a l'étude des sciences naturelles pour me livrer à l'architecture que j'exerce depuis douze ans ; et pour en plus avoir d'occasion de me détourner de mon état je cédai a M. l'abbé Croizet et à M. de Laizer mes collections paléontologiques.

Mon travail et mon mariage avec la fille du greffier en chef du tribunal d'Issoire m'ayant procuré quelque aisance, j'ai pu consacrer depuis quelques années de l'argent et tous mes momens de loisir à la formation

Vous savez qu'en 1828 lorsque l'abbé Croizet et moi faisions paraitre, chacun de notre côté, le résultat de nos recherches, nous ne connaissions encore que 40 espèces des alluvions anciennes et une vingtaine des terrains tertiaires 60 en totalité, vous verrez par l'énumération suivante de combien s'est accrue la liste des anciens animaux de l'Auvergne :d'une nouvelle collection et je suis parvenu à des résultats que j'étais loin de prévoir car ma collection se compose en ossemens seulement de 4 à 9000 morceaux appartenant à plus de cent cinquante espèces perdues recueillies soit dans les terrains tertiaires d'eaux douces, soit dans les alluvions volcaniques anciennes soit enfin dans des cavernes ou fentes de roches.

Eléphant, Mastodontes, hippopotamus, Rhinocéros, Chevaux, Tapir, Cochon, Felis, Castor : 70 espèces provenant uniquement des alluvions volcaniques.

Dans les cavernes j'ai trouvé les espèces suivantes qui diffèrent toutes de celles qui précèdent (28 espèces bien déterminées et cinq qui ne le sont pas encore. En tout 33) Les terrains tertiaires d'eaux douces m'ont fourni des dépouilles des animaux qui figurent dans la liste d'autre part

3 Cainotherium  
2 Anthracothérium etc. total 91
Récapitulation   
Alluvions volcanique 70
Cavernes et fentes 33
Terrains d'eaux douces 91
Total  194


Voilà Monsieur, le produit de mes investigations paléontologiques. C'est sans contredit un résultat immense que je n'aurai certainement pas obtenu si ma position d'architecte de l'arrondissement d'Issoire ne m'eut créé des rapports avec tous les carriers et fabricants de chaux de notre pays, rapports par suite des quels tout ce qui se découvre est immédiatement mis à ma disposition. Mais outre ce qui m'a été apporté de part et d'autre, il est bon de vous dire que j'ai fait pratiquer à très grand frais pendant l'espace de trois années, d'immense fouilles dans les alluvions de la montagne de Perrier et de divers autres gites que j'ai découverts depuis que vous avez visité nos contrées.

Vous concevez qu'une collection de cette importance ne peut et ne doit demeurer la propriété d'un simple individu qui d'ailleurs ne s'occupe plus de science si ce n'est en simple amateur ; l'impossibilité de disposer de salle assez vaste pour la recevoir et les frais dispendieux que nécessite son entretien me prescrivait également de m'en défaire, je songeai a la proposer à M. de Blainville pour l'administration du Jardin des plants. J'écrivais donc à ce sujet au savant directeur du muséum et je lui envoyai le catalogue de ma collection. Deux lettres que j'ai reçues m'indiquaient le désir de l'administration d'acquérir ma collection, et dans la dernière M. de Blainville m'engageait à formuler mes prétentions, ce que j'ai fait.

Voilà déjà quarante jours que ma dernière lettre a du être remise a M. de Blainville et je n'ai point de réponse ; cependant comme j'avais reçu des propositions d'un musée étranger pour l'aliénation de mon cabinet et que je suis pressé d'y répondre, je viens vous prier d'avoir l'extrême obligeance de vous occuper dans mon intérêt de la solution de cette affaire. Je tiendrai sans doute beaucoup à ce que la France conservait ma collection qui est sans contredit aujourd'hui la plus précieuse du monde ; mais bien que disposé à faire en faveur de mon pays d'importants sacrifices, la médiocrité de ma fortune et l'avenir de mes enfants me font un devoir de me couvrir au moins des dépenses que j'ai faites.

Mr., pour peu que l'administration mette encore du retard à répondre à mes propositions, je me verrais dans l'obligation d'accepter quoique à mon grand regret les offres qui me sont faites d'ailleurs. L'Abbé Croizet dans une lettre ci inclue vous parle d'un arrangement qui vient d'avoir lieu entre nous, de la réunion de nos deux collections ; cette circonstance ajoute un immense intérêt a ce que je possédai déjà, plus de 20 espèces viennent d'être ajoutées à la liste de celle que je vous ai signalée ; vous voyez donc que ces deux collections réunies font le plus beau monument.

b. Lettre de Forshall à Bravard (Archives du Natural History Museum, London)

British Museum, August 5 1845

Sir,

I am directed by the Trustees to acknowledge the receipt of your letter of the 26th June giving an account of the collection of fossils formed by yourself and M. the Abbé Croizet its present extended state, and offering it to the Museum at the price of thirty thousand francs, and I am, thanking you for the offer thus made, to acquaint you that the Trustees find themselves under the … of declining the purchase.

I have the honour to be, with much consideration, Sir, your very obedient servant, J. Forshall, Sec.

 

 Annexe 2

a. Lettre de Jobert, Bravard et Croizet à M. le rédacteur du Journal du Puy-de-Dôme, samedi 18 juin 1825 (Journal du Puy-de-Dôme, 20e année, N°73, samedi 18 juin 1825)

Clermont-Ferrand, 17 Juin 1825

J'ai l'honneur de vous envoyer, Monsieur, une lettre de M. Bravard, que je vous prie d'insérer dans le plus prochain numéro de votre journal, et une lettre de M. Croizet, qui vous autorise à insérer celle de M. Bravard.

Votre dévoué serviteur, A. JOBERT
                            Clermont-Ferrand, le 13 juin 1825

Monsieur, j'appris par le numéro de votre journal, du 7 de ce mois, que M. Devèze, de concert avec M. Bouillet, étoit sur le point de publier un ouvrage (…) J'ai sous les yeux le prospectus de cette publication et la première livraison des planches lithographiées. Ce n'est pas sans quelque surprise que j'ai reconnu, Monsieur, parmi les lithographies d'ossemens de la montagne de BOULADE une foule de fossiles dont je suis propriétaire, et que j'ai découverts dans la montagne de PERRIER : j'en ai, à la vérité, donné connaissance à M. Devèze il y a quelques mois ; mais je me propose de mettre, moi-même, le public à portée d'apprécier le degré d'importance que peut offrir ma découverte, et le résultat des recherches que je fais depuis plus de deux ans. J'ai l'honneur de vous prier, en conséquence, de vouloir bien annoncer dans votre journal, que je viens de me réunir à M. l'abbé Croizet, qui a recueilli dans la même montagne de PERRIER beaucoup de fossiles, dont plusieurs figurent, comme les miens, dans la première livraison des lithographies de M. Devèze. M. Jobert qui, de son côté, a rassemblé un grand nombre d'ossemens trouvés sur d'autres points de ce département, vient aussi se joindre à nous ; et nous pourrons, par ce moyen comprendre dans notre travail la description de plusieurs autres gisements qui présentent un grand intérêt.

Nous nous occupons, au surplus, de la rédaction d'un prospectus qui fera connaître le plan de notre ouvrage. A. BRAVARD

Au même

Monsieur, M. Bravard, M. Jobert et moi, nous nous occupons d'un travail sur les ossemens fossiles que nous possédons, je consens, par conséquent, à ce que mon nom se trouve dans les articles, prospectus, etc., que nous jugerons convenables de faire paroître, Neschiers, le 15 juin 1825, CROIZET. »

 

b. Lettre de Devèze de Chavriol à M. le rédacteur du Journal du Puy-de-Dôme, Issoire, 2 juillet 1825 (Journal du Puy-de-Dôme, 20e année, N°78, jeudi 30 juin 1825)

Thiézac, par Saint-Fleur, le 26 juin 1825

Monsieur, vous avez inséré, dans le N° du 18 juin de votre journal, une lettre signé Bravard, qui exige de ma part une réponse. J'espère que vous voudrez bien lui donner place dans votre plus prochain numéro.

Ce n'est, sans doute, pas sérieusement que M. Bravard parle du gisement de Boulade comme d'une découverte qui seroit sa propriété : cette découverte, si c'en est une, appartient à deux jeunes chasseurs d'Issoire, qui ont montré des fossiles de ce gisement long-temps avant que, ni moi ni M. Bravard, ne le connoissions. Quoi qu'il en soit de ce fait peu important, il est vrai que M. Bravard et M. l'abbé Croizet, curé de Neschers, ont recueilli des ossemens fossiles à Boulade ; M. Jobert, receveur des contributions, a pu, de son côté, s'en procurer quelques-uns à Clermont. Permis à ces messieurs (comme il le seroit à M. César, chirurgien-dentiste, possesseur d'une très belle dent de Mastodonte) de publier à ce sujet tout ce qui leur conviendra, jusqu'à ce point, pourtant, que leur ouvrage ne puisse être considéré, en tout ou en partie, comme une contrefaçon de celui dont la propriété est assurée, tant à moi qu'à M. Bouillet. J'ai dessiné une partie des ossemens dont M. Bravard est possesseur, comme de son côté il a pris le calque de quelques-uns de mes dessins. Avant la publication de la première livraison (…), M. Bravard n'avoit, non plus qu'aucun d'autre, songé à entreprendre un pareil travail. Cette première livraison paroît, elle obtient l'approbation des personnes instruites ; sur le champ M. Bravard se met en émoi : il cherche des associés, des dessinateurs et des lithographes, pour publier un ouvrage sur la montagne de Perrier. Mais comme il lui est facile d'imaginer de quelle nature sont les clauses du traité que nous avons passé avec vous, il arrange les faits de manière à faire croire que sa publication, si elle avoit lieu, seroit étrangère à celle à laquelle vous donnez vos soins. Selon lui, le gisement de fossiles n'est plus à la montagne de Boulade ; il est à la montagne de Perrier, et voici pourquoi : c'est que M. Bravard suppose que vous pourriez prêter vos presses pour les fossiles de Perrier, et non pour ceux de Boulade ; amis c'est jouer sur les mots ; j'ai fait d'assez fréquentes courses pendant deux ans, soit seul, soit avec M. Bravard, soit, en dernier lieu, avec M. Bouillet, au gisement des ossemens fossiles, pour le parfaitement connoître ; M. Bravard le connoît tout aussi bien que moi : il sait que le lieu où il existe se nomme Boulade, comme la maison de campagne qui est au-dessous (Note : Il ne faut pas confondre ce lieu avec la tour de Boulade, qui se trouve sur la rive droite de l'Allier). Ainsi, que l'on adopte notre dénomination ou la sienne, toujours est-il qu'il ne s'agit que du même gisement. Il suit de ce fait évident, que l'on voudroit offrir au public, sous un titre différent et avec certaines modifications nécessaires au but qu'on se propose, le même ouvrage que celui dont la seconde livraison va paroître ; et que, sous un format réduit ou étendu, les figures de l'atlas projeté seroient, au moins en partie, les mêmes que celles que je publie avec M. Bouillet. Si M. Bravard nous avoît devancé, en applaudissant à son zèle, il ne nous seroit pas venu dans la pensée de contrarier ses efforts, et surtout nous n'aurions pas imaginé de proposer à son imprimeur de nous prêter ses presses pour un ouvrage qui nous eût paru une contrefaçon du sien. M. Bravard est à la place où nous nous serions trouvés. Son ouvrage, s'il est, en tout ou en partie, la contrefaçon ou une contre-épreuve du nôtre, peut-il s'imprimer dans les mêmes ateliers ? Nous avons trop de confiance, Monsieur, en votre loyauté, pour craindre un moment que les droits résultant pour nous du traité que nous avons conclu avec vous, puissent subir la moindre altération.

Je finirai par une dernière observation. Lorsque j'ai dessiné les ossemens dont M. Bravard étoit possesseur, c'étoit bien certainement de son consentement : mon intention de les joindre à la collection que je me proposois de publier lui étoit parfaitement connue ; cependant ce n'est pas sans quelque surprise, dit-il dans sa lettre, qu'il a reconnu parmi les lithographies d'ossemens de la montagne de Boulade, UNE FOULE de fossiles dont il est propriétaire. La surprise de M. Bravard s'explique facilement : livré à lui même, il étoit satisfait de voir des dessins de ses ossemens entrer dans l'ouvrage que j'allois publier ; aujourd'hui il a formé une société qui voudroit faire ce que nous faisons ; il voit les choses sous un autre aspect. Voilà pourquoi il a reconnu dans notre première livraison, qui se compose de 43 figures, dont 27 sont tirées de notre collection, une foule de fossiles dont il est propriétaire. Au reste, la plus grande bonne foi a régné et régnera dans notre publication. Nous avons dit, dans notre prospectus, que nous indiquerions les fossiles que d'autres que nous avoient recueillis ; nous tiendrons religieusement notre promesse. DEVÈZE DE CHABRIOL

c. Lettre de Bravard à M. le rédacteur du Journal du Puy-de-Dôme, Issoire, 2 juillet 1825 (Journal du Puy-de-Dôme, 20e année, N°80, mardi 5 juillet 1825)

Monsieur, la lettre insérée dans le numéro de votre journal, du 30 juin dernier, me paroissant avoir pour but de jeter de la défaveur sur l'ouvrage que M. Devèze juge, par anticipation, devoir être une contrefaçon ou contre-épreuve de celui qu'il n'a pas encore publié, je me crois obligé de soumettre à vos lecteurs quelques réflexions sur le contenu de cette lettre, et je pense que vous ne refuserez pas d'insérer la mienne, puisque je ne fais qu'user du droit légitime de la défense.

C'est très-sérieusement, Monsieur, que j'ai déclaré avoir découvert dans la montagne de Perrier, une foule de fossiles dont je suis propriétaire, et que MM. Devèze et Bouillet publient sans m'en avoir même prévenu.

Il me seroit facile de prouver que depuis la fin de 1821, j'ai fait des fouilles dans la montagne de Perrier ; mais en admettant que les gisements nombreux, dont la plupart sont ignorés de M. Devèze, m'ont été indiqués, il n'en reste pas moins démontré que c'est moi qui ai appelé l'attention des naturalistes sur ces faits géologiques, dont j'ai le premier reconnu l'importance. Sans nous appesantir, au surplus, sur des détails qui ne présentent aucun intérêt pour la science, il suffit que nous ayons en notre possession des ossements fossiles, pour qu'on ne puisse nous contester le droit de les faire lithographier.

Notre ouvrage n'est pas, d'ailleurs, établi sur les mêmes bases que celui de MM. Devèze et Bouillet ; ce n'est pas la seule montagne de Perrier, ce n'est pas le seul ravin des Etouaires (que l'on continue à vouloir nommer Boulade) qui a fourni les objets de nos travaux ; notre plan est plus vaste ; il embrasse des terrains secondaires, tertiaires et d'alluvion, ainsi qu'on pourra en juger par notre prospectus qui étoit sous presse bien avant la lettre à laquelle nous répondons : que l'on ne dise donc plus que nous voulons offrir au public le même ouvrage que M. Devèze ; nous ne voulons pas calquer ses dessins ; les nôtres seront faits d'après nature ; il sait bien que M. Thibaud, son imprimeur, est le seul qui possède à Clermont des presses lithographiques, et que c'est précisément pour cela que nous avons imaginé de nous en servir. Sans m'arrêter plus long-temps à combattre des allégations dont je pourrais toujours démontrer le peu de fondement, et qui n'intéressent pas le public, je passe à la dernière phrase de la lettre de M. Devèze qui est ainsi conçue :

Voilà pourquoi il (M. Bravard) a reconnu dans notre première livraison ; qui se compose de 43 figures, dont 27 tirées de notre collection, une foule de fossiles dont il est propriétaire. Au reste, la plus grande bonne foi a régné et régnera dans notre publication. Nous avons dit, dans notre prospectus, que nous indiquerons les fossiles que d'autres avoient recueillis ; nous tiendrons religieusement notre promesse.

La première livraison de MM. Devèze et Bouillet se compose en effet de 43 figures ; mais il est impossible que 27 soient tirées de leur collection. Nous nous engageons à représenter en nature cinq objets qu'ils n'ont pas désignés par une astérisque, et dont voici le détail : Planche V, figures 4 et 5 ; planche VI, figure 10, et planche X, figures 1 et 2 ; et qui, déjà, réduit à 22 le nombre des fossiles qui peuvent leur appartenir dans les lithographies qu'ils ont publiées. Nous n'attaquons pas la bonne foi des auteurs, mais leur exactitude : leur prospectus contient des erreurs importantes.

Il n'y a point de coulée basaltique sur la montagne de Perrier, mais bien à la cime de celle de Boulade, qui se trouve en face du ravin des Etouaires, à une lieu de là, et sur l'autre-rive de l'Allier.

Ils se trompent lorsqu'ils croient avoir trouvé des ossemens de cétacées dans le gisement isolé dont ils comptent publier la description.

Beaucoup d'autres point pourroient encore être critiqués avec raison : mais ils redresseront sans doute ces erreurs dans le texte qui accompagnera leur dernière livraison. Nous sommes. d'ailleurs bien décidés à laisser sans-réponse toutes les attaques que ces Messieurs voudraient diriger contre nous personnellement, persuadés que des discussions de cette nature fatiguent inutilement le public.

Les personnes éclairées jugerons notre ouvrage, et s'il obtient leur approbation, notre but sera rempli.

J'ai l'honneur, etc. BRAVARD.  

 

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Notes


  1. Bravard ne figure pas sur la liste des contributeurs du Bulletin de Férussac pour ces années-là. Les notes sur la géologie sont signées "A.B.", les initiales d'Ami Boué (1794-1881), géologue d'origine française qui vécut essentiellement en Allemagne, en France et en Autriche, à l'époque installé à Paris. (Sur Boué, voir Rudwick, 2010 ; Corsi, 1988). 

  2. En 1822, le Conseil de la commune de Clermont votait une pension de 800 f en faveur de l'abbé Lacoste en raison de sa collection et une somme de 1,800 f (budget 1823) pour les armoires et précieux décors de la salle destinée aux collections de la Société (Bulletin de la Société Académique d'Auvergne, 1822 ; Archives départementales du Puy-de-Dôme). 

  3. Voir aussi http://parismuseescollections.paris.fr/fr/musee-carnavalet/oeuvres/l-eteignoiriff-4#infos-principales (consulté le 14 avril 2019). 

  4. Ordonnance du Roi, Charles, pour la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, Archives départementales du Puy-de-Dôme. 

  5. Lettre de la préfecture du Puy-de-Dôme à M. le comte Maurice de Laizer, à Clermont, 30 juin 1824 (Objet : Bibliothèque de la Ville de Clermont, Société de Géologie et Minéralogie, Livres et Minéraux), Réponse à une lettre du 30 juin 1824, Archives départementales du Puy-de-Dôme). 

  6. Sur le livre et le cabinet noirs de Franchet, voir Année, 1829 ; Froment, 1829. Voir aussi Spitzer, 1971 : 14. 

  7. Le procès contre Bravard en 1832 rapporte : « Bravard, enchérissant sur les autres, se permit contre lui (l'adjoint) les propos les plus véhémens, le traitant de transfuge, de gredin, etc.; et lorsque M. l'adjoint lui répondit qu'il n'avait jamais marché sous de bannières que sa présence aurait souillées, et lui tournait le dos, il s'est caché entre deux individus, et a tenté de lui lancer un coup de pied qui l'a effleuré à la hanche gauche. » (Anonyme, 1832 : 4).

 

Auteur


Irina Podgorny
CONICET‐Archivo Histórico del, Paseo del Bosque s/n; 1900 La Plata, Argentina
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Citation


Podgorny I., 2020. La guerre, la paix et la querelle. Les sociétés paléontologiques d'Auvergne sous la Seconde Restauration. Colligo, 3(3). https://perma.cc/C6ZK-TQFQ