De Yap aux Salomon : enquête de réattribution d’une lance du Muséum de Rouen

 

From Yap to Solomon: the reattribution of a spear from the Museum of Rouen

 

  • Nicolas Py

 

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Résumé / Abstract


Les productions matérielles de Micronésie, présentes dans les collections françaises, sont mal connues à cause du manque de spécialistes et du nombre restreint de travaux spécifiques à cette région d’Océanie. La lance du muséum de Rouen dont il est question ici, est un bon exemple de ces difficultés. Attribuée à la Micronésie, l’enquête par comparaison permet de reconsidérer cette appartenance et d’affirmer une origine salomonaise.

Mots clés : Lance - muséum de Rouen - îles Salomon - Océanie - origine - attribution - ethnologie

 

Material culture from Micronesia, in French public collections, is poorly known for two major reasons: first, is the lack of scholars and second, is the paucity of studies on artifacts from these archipelagoes. This spear from the Museum of Rouen, highlighted here, is a good example of these difficulties. The spear was linked to Micronesia but our study reconsiders this attribution and shows that this object comes from the Solomon Islands.

Keywords: Spear - muséum de Rouen - Salomon Islands - Oceania - origine - attribution - ethnology

 

 


Plan


Introduction

État des lieux : une étonnante lance des îles Gilbert

Variation dans l’origine micronésienne : de Kiribati à Yap ?

Une lance fidjienne ?

Une surprise déterminante

Conclusion

Bibliographie

 


Texte intégral


 

Introduction

 

Dans le courant de l’été 2017, j’ai entamé des recherches sur les objets de Micronésie présents dans les collections publiques françaises. Tout d’abord conduit par simple curiosité, ce projet a désormais pour objectif une thèse de doctorat portant sur l’histoire des collections de Micronésie dans les musées français. L’intérêt d’un tel travail est de mettre en lumière cette région d’Océanie mal connue tant du grand public que de la recherche universitaire, et de revoir les attributions des objets. Celles-ci sont souvent erronées voire trop vagues par méconnaissance de la typologie caractéristique des objets micronésiens. Les erreurs se perpétuent fréquemment au gré des éditions des catalogues. Le nombre restreint d’océanistes et a fortiori de spécialistes de la Micronésie freine ces enquêtes d’attribution. Il faut savoir que la France ne compte que deux universitaires 1 ayant pour domaine d’études cette région du Pacifique Sud. Enfin, la majorité des travaux ethnologiques sur les îles et archipels micronésiens sont en allemand et remonte principalement à la période où ces îles dépendaient de l’Empire du Kaiser (1899-1914). Le présent article centré sur une lance du muséum de Rouen constitue un bon exemple de toutes ces difficultés et montre l’importance de reprendre les questions d’appartenance des objets conservés dans nos musées.

 

État des lieux : une étonnante lance des îles Gilbert

 

Le muséum possède quelques objets de la région micronésienne dont une lance, inventoriée ETHN. 180714029. Cette arme fait partie d’objets vendus au muséum en 1875 par Dominique Rumeau, citoyen français et capitaine de baleinier pour le compte de la marine américaine. Nous ne savons presque rien sur ce personnage. Les recherches à son sujet demeurent infructueuses. Tout juste savons-nous, grâce aux recherches de Boulay et Ferloni (2011 : 102) qu’il s’est rendu dans le Pacifique entre 1850 et 1869 et qu’il tenait, vers 1872, à Lyon, un petit musée ethnographique dont seule une coupure de presse atteste l'existence.

Outre des objets de Micronésie, le capitaine Rumeau vend aussi des artefacts des îles Salomon et d’autres archipels mélanésiens. Dans le cadre du réaménagement du muséum en 2006, la DRAC de Haute-Normandie demande à Roger Boulay d’expertiser les objets océaniens dont ceux de la collection Rumeau. Il exprime un doute quant à l’attribution micronésienne de la lance ETHN. 180714029. Je m’inscris donc dans la réflexion initiée par M. Boulay en 2006 : l’objectif est d’infirmer ou non l’attribution micronésienne de cette lance et dans le cas d’un rejet de cette attribution, d’enquêter pour en trouver une convaincante par un faisceau de preuves.

C’est à partir des clichés et de la fiche d’inventaire de l’objet 2 que j’ai pu enquêter par comparatisme. Trois éléments se sont imposés comme lieux d’interrogation pour saisir une exacte attribution de la lance : la couleur du bois, l’ornementation de la hampe et les barbelures.

La fiche d’inventaire indique : « épais harpon effilé aux deux extrémités – pointe sculptée de redents – deux ligatures en fibres végétales avant la pointe et après un ressaut ». Autrement dit, sur le dernier tiers de sa longueur, la lance présente une série de quatre renflements coniques à barbelures, avant la pointe elle-même. La série de barbelures est précédée de deux tressages, potentiellement en fibre de coco qui encadrent un renflement cylindrique dénué de barbelures. Ce renflement possède un décor incisé de cinq cercles. Les deux tressages consistent en une simple cordelette enroulée autour de la hampe. A noter qu’un petit tressage est présent en dessous de la deuxième série de barbelures en partant de la pointe. La lance, tige monoxyle de couleur noire, mesure deux mètres soixante-dix.

 Fig. 1. Lance ETHN. 180714029 ; © Muséum d’histoire naturelle de Rouen / T. Kermanach.

Par comparaison avec les flèches, la fabrication monoxyle et la longueur confirment la dénomination « lance » pour cette arme. Les barbelures qui ne sont pas un ajout mais bien une taille du bois de la hampe, peuvent induire un usage aussi bien guerrier que cynégétique.

 

Variation dans l’origine micronésienne : de Kiribati à Yap ?

La fiche d’inventaire, reprenant les indications de vente de 1875, indique comme origine les îles « Kings-Mille (sic) » orthographe fautive de King’s Mill, nom alternatif de l’archipel des Gilbert, groupe d’îles formant un tiers de l’actuelle République des Kiribati.

Cette attribution est déjà sujette à caution du fait qu’habituellement les armes gilbertines sont composées d’une hampe en bois de palmier sur laquelle sont ligaturées des dents de requin. Le bois de palmier est plutôt naturellement blond alors qu’ici, la couleur sombre du bois de la lance de Rouen semble indiquer du bois de fer, Casuarina equisetifolia.

 

 Fig. 2. Guerriers de Tabiteuea (archipel des Gilbert) dessiné par Alfred Tomas Agate lors de l'US Exploring Expedition commandée par Charles Wilkes. Les guerriers sont armés d'un trident en bois de palme avec dents de requin ligaturées sur la hampe ; © domaine public (source Wikimedia Commons).

J’ai d’abord cherché à conserver l’origine micronésienne, ayant en tête une lance semblable dans un catalogue de galerie spécialisée dans les arts d'Océanie. Ce document renvoyait aussi au livre de Edge-Partington (1996 : I, 175, fig. 14). Avec ces deux sources et une brève recherche dans les inventaires en ligne de différents musées possédant des objets de Micronésie (musée du Quai Branly – Jacques Chirac à Paris et musée d’ethnologie de Leyde, musée national d'Anthropologie à Madrid), je trouve un petit corpus de lances, toutes originaires de Yap, île située à l'extrême occident de l’archipel des Carolines centrales.

Dans un premier temps cette attribution semble correspondre.

 Fig. 3. Photographie d’une lance yapaise ; © Museo Nacional de Antropología (Madrid, Espagne)

Toutefois, un examen attentif du corpus de lances yapaises en comparaison avec l'arme conservée à Rouen permet rapidement de revenir sur cette attribution géographique et même de réfuter tout à fait cette origine.

La lance ETHN. 180714029 est entièrement noire, a priori du fait de la couleur naturelle du bois. À l'opposé, les lances de Yap sont blondes, recouvertes de pigment noir seulement sur la partie distale. Et ce n'est en rien un détail car toutes les bases de données consultées présentent une lance dont la hampe est en bois blond malgré des variations d'essence (principalement bambou ou palmier).

Deuxième indice, la hampe, sa forme et son décor. Concernant les lances provenant de Yap, la hampe est uniforme jusqu'aux barbelures, elle n'a pas de ressaut. Et dans son décor, aucune lance yapaise n'a de vannerie : l'ornementation consiste en des motifs géométriques peints en noir. Or comme indiqué, la lance de Rouen possède un ressaut et comme décor les cinq cercles incisés.

Enfin, les barbelures ne sont stylistiquement pas micronésiennes. Sur l'exemplaire de Rouen elles forment des ailettes (simples ou dédoublées) dans le prolongement de cônes, se suivant l'un dans l'autre, sur le dernier tiers de la hampe. Ces barbelures sont assez courtes. Cette forme n'a rien de commun avec les barbelures des lances de Yap. À partir du corpus trouvé, il apparaît que les barbelures micronésiennes consistent en des chevrons courts emboîtés. De plus, il n'y a donc que deux barbelures sur les armes yapaises quand la lance de Rouen en compte quatre à six. À la lumière de tous ces indices, il est donc certain que la lance du muséum de Rouen n’est pas micronésienne.

Une lance fidjienne ?

 

Dès lors, d’où vient cette lance ? Les barbelures, comme la forme générale, évoquent les gadregadre, les lances des îles Fidji. Toute la description des lances fidjiennes permet d’y rattacher la lance rouennaise : arme monoxyle de couleur noire, à barbelures taillées dans la hampe et dénuée de décor.

Malheureusement deux points font rejeter une nouvelle fois cette possible attribution : les barbelures et l’ornementation par tressage. D’une part, les barbelures fidjiennes forment souvent une couronne de longues pointes qui ne ressemblent nullement à celles présentes sur la lance ETHN. 180714029. D’autre part, aucune des lances provenant de Fidji observées d’après la bibliographie disponible comme le célèbre catalogue de Fergus Clunie (1986 : 104-105) ou l’Album de Edge-Partington (1996 : I, 107, figs. 1-6) ne présente de tressage décoratif. L’hypothèse fidjienne est donc à exclure.

Une surprise déterminante

 

L’attribution exacte de la lance du muséum de Rouen semblait dans l’impasse. Comme culturellement, la lance est une arme très employée dans l’espace mélanésien, pour dépasser cette voie sans issue, je relis ma principale source francophone d’information : le catalogue d’exposition du musée de Nouméa. Et de manière inattendue, je découvre une lance, provenant des îles Salomon, conservée par le musée de Nouvelle-Calédonie très proche de celle du muséum de Rouen (Neyatouyne, 2002 : 55). En outre, dans la somme de Barry et Beran (2005 : 252) sur les boucliers de Mélanésie figure une photographie pleine page issue du livre de Hugo Bernatzik Südsee présentant un guerrier des îles Salomon ayant en main une lance similaire à celle de Rouen !

En reprenant tous les points d’achoppement relevés précédemment (hampe, barbelures, ornementation), une parfaite concordance est observée entre les exemplaires vus dans ces ouvrages et la lance ETHN. 180714029 de Rouen. L’origine salomonaise pressentie finit par se confirmer clairement par comparaison avec des typologies similaires présentes dans plusieurs bases de données. L’appartenance aux îles Salomon est dès lors clairement établie. En dernier lieu, la relecture de l’Album de Edge-Partington (1996 : I, 213, figs. 5 & 6) semble indiquer qu’au sein de l’archipel des Salomon, la lance aurait pour origine l’île de Makira (ou San Cristobal). Le guerrier armé photographié par Hugo Bernatzik et repris par Barry et Beran pour leur ouvrage Shields of Melanesia est un homme de Makira.

 Fig. 4. Photographie d’une lance salomonaise issue du musée de Nouméa; © Collection du musée de Nouvelle-Calédonie

 

Conclusion

 

Le doute exprimé par M. Boulay au sujet de la lance ETHN. 180714029 se trouve avéré. La recherche menée démontre que la lance ne pouvait ni appartenir à l’archipel des Gilbert comme suggéré par le catalogue d’inventaire de Rouen, ni à un autre archipel micronésien. La hampe, les barbelures et l’ornementation constituent les meilleurs critères pour retrouver, par comparaison, l’origine exacte de cette lance. Une brève hypothèse fidjienne semblait possible mais s’est heurtée aux mêmes écueils que pour confirmer une origine micronésienne. Un peu par hasard, une hypothèse nouvelle a pu être posée : la lance ETHN 180714029 du muséum de Rouen provient des îles Salomon. Cette hypothèse s’est trouvée confirmée et permet aujourd’hui d’affirmer cette origine salomonaise comme sûre. Enfin au regard de la documentation employée, tout indique que cette lance a été fabriquée par les habitants de l’île de Makira/San Cristobal. Ainsi cet article montre toute l’importance de conduire ces enquêtes d’attribution car les données muséales contiennent des erreurs, particulièrement saillantes quand elles touchent à la Micronésie. Cette région d’Océanie est méconnue de la recherche par manque de spécialistes et parce que l’histoire coloniale française n’a pas conduit à ce que des îles de cette région tombent sous l’autorité de Paris.

 

Bibliographie

 

Barry C. & Beran H., 2005. Shields of Melanesia. Sydney, Crawford House Publishing Australia, 287 p.

Boulay R. & Ferloni J., 2011. La collection océanienne du Muséum d’histoire naturelle de Rouen. Patrimoines, revue de l’Institut national du patrimoine, 7 : 100-107.

Clunie F., 1986. Yalo I Viti. Suva, Fiji Museum, 196 p.

Edge-Partington J., 1996 (1890-95). Ethnographical Album of the Pacific Islands. Bangkok, SDI Publications (2nde édition), 886 p.

Neyatouyne S., 2002. Lances, arcs et flèches de Mélanésie. Nouméa, Musée territorial de Nouvelle-Calédonie, 87 p.

 

 


Notes


  1. M. J.-P. Latouche et Mme G. Camus.

  2. Gracieusement transmis par M. Kermanach, chargé de conservation. Je l’en remercie.

 


Auteur


Nicolas Py
6 rue Pierre Amandry, 10 000 Troyes.
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Citation


Py N., 2019. De Yap aux Salomon : enquête de réattribution d’une lance du muséum de Rouen. Colligo, 2(1). https://perma.cc/YM3X-D9TB